10 mars 2011
[Antidote au pessimisme ambiant
Le Livre vert de Kadhafi… copier, coller, dégager.]

Le Livre vert de Moammar Kadhafi, sous-titré La troisième théorie universelle, date de 1970, peu après son coup d’état « républicain » mettant à bas la monarchie de Idris al-Mahdi, le 4 août 1969. Le jeune capitaine, auto-promu colonel, et « guide » d’une nation désormais « gouvernée par elle-même », se garde bien de faire référence à Lénine ou Mao-ze-dong dans les deux premières parties de l’ouvrage, mais c’est tout comme… à quelques variantes lexicales près.

Dans « Le problème de la démocratie », il tire un bilan globalement négatif de tous les systèmes politiques « qui ont conduit à usurper la souveraineté du peuple et à confisquer son pouvoir au profit d’appareils de gouvernement successifs et en conflit, qu’ils soient individu, classe, secte, tribu, Parlement ou parti. » Il en appelle à un « Pouvoir du peuple» qui ne peut avoir qu’un « seul visage » et qui ne se peut réaliser que « d’une seule manière » : « par les congrès populaires et les comités populaires: Pas de démocratie sans congrès populaires et des comités populaires partout. » Eternel dilemme bureaucratique qui joue ici sur les mots, abolissant parlement et multipartisme au nom d’un idéal de « démocratie directe » (sic).
Dans « Le problème du socialisme», il évite subtilement les termes de prolétariat, de lutte des classes ou d’exploitation pour prôner un système de répartition qui prétend s’inspirer des « lois naturelles » de l’économie. Ainsi, « L’entreprise industrielle fonctionne grâce à trois facteurs: matières premières, outils ou machines et travailleurs. C’est en fonction de cette règle naturelle que la production sera partagée en trois parts égales. […] Le revenu ne peut donc, dans la société socialiste, être un salaire, pas plus qu’une aumône. Il n’y a pas de salariés dans la société socialiste, il y a des associés; le revenu appartient à l’individu et il l’emploie comme il l’entend pour satisfaire ses besoins. » De même, « le logement est une nécessité pour l’homme et sa famille. Il ne doit appartenir à personne d’autre qu’à lui. Un homme n’est pas libre quand il habite une maison louée. La maison de l’individu étant un de ses besoins fondamentaux, nul ne peut construire dans le but de louer. ». Pareil pour « le moyen de transport, besoin essentiel de l’individu et sa famille, qui ne doit pas appartenir à une autre personne. Dans la société socialiste, nul ne peut posséder des véhicules de location, car cela aboutirait à se rendre maître des besoins des autres. » Compromis bancal entre collectivisation partielle et limitation de la propriété privée, qui rappelle les petits arrangements d’économie mixte du Soviétisme ou de la ChinePop.
Dans la troisième partie du Livre vert, « Les fondements sociaux », Moammar Kadhafi tente de faire rentrer son néo-socialisme d’importation dans le cadre séculaire de la société Libyenne, d’opérer une sorte de syncrétisme à la fois conservateur et révolutionnaire. En valorisant d’abord la cellule souche naturelle : la famille. « Un individu sans famille n’a pas d’existence sociale et si une société humaine devait arriver à faire exister l’homme sans la famille, elle deviendrait une société de vagabonds, pareils à des plantes artificiels. » En valorisant ensuite la communauté plus large des liens du sang : la tribu. « En vertu de ses traditions, la tribu garantit collectivement à ses membre le paiement des rançons et des amendes ainsi que la vengeance et la défense, c’est-à-dire le ‘parapluie’ de la protection sociale ». Et en dernière lieu seulement, en valorisant la nation, cette « grande famille qui a dépassé le stade de la tribu, en partageant le destin de plusieurs tribus ayant la même origine. » Ça se mord un peu la queue, mais l’essentiel est ailleurs, dans la façon dont un élément essentiel est sous-évalué : la religion. Rien de frontalement iconoclaste, pas de séparation de la Mosquée et de l’Etat, juste une mise en sourdine, à l’écart des enjeux de pouvoir et de cohésion sociale. Aucune référence explicite à quelque modèle laïc, mais ce socialisme aux couleurs de la famille et de la tribu, contemporain du nationalisme arabe des seventies, rogne en partie l’omnipotence séculaire du clergé islamique.
Évidemment, ce bréviaire connaît aussi son lot de perles, lubies, fixettes. Sur deux sujets essentiels qui tiennent à la personnalité du « guide » lui-même : les « femmes » et la « race noire ». Rétif à la polygamie et favorable au divorce par consentement mutuel, il revient très longuement sur la différence ontologique entre sexes : «Dans le règne végétal et animal, le mâle possède naturellement la force et l’endurance, la femelle beauté et délicatesse . » D’où la nécessaire répartition différenciée des postes de travail entre mâle et femelle, d’autant que le modèle de la mère au foyer reste prédominant : « Renoncer au rôle naturel de la femme dans la maternité, comme, remplacer les mères par des crèches, c’est déjà renoncer à la société humaine pour adopter un style de vie industriel. » Quant aux prophéties ethniques du Livre vert, elles réinterprètent l’Histoire en renversant de vieux préjugés racialistes occidentaux: « Ainsi, la race jaune a dominé le monde lorsqu’elle s’est répandue, à partir de l’Asie, sur tous les continents. Puis ce fut la race blanche qui a envahi elle aussi tous les continents par une vaste entreprise colonialiste. Maintenant arrive la prédominance de la race noire. »
Depuis quelques semaines, on a pris l’habitude de présenter Kadhafi en une sorte de simple d’esprit, à l’image de ses excentricités vestimentaires ou des « amazones » en arme qu’il a choisi pour garde rapprochée. Ce jugement lapidaire et très anecdotique a peut-être du vrai, mais il manque sacrément de recul. Ce qui est en crise aujourd’hui sur le pourtour méditerranéen, ce sont tous les modèles politiques qui se sont succédés depuis des siècles (Théocratie, Despotisme, Monarchie Parlementaire, République, Démocratie Populaire…). Et le régime libyen, à l’image de sa bible programmatique, ne doit pas être réduit à la simple déraison mentale de son leader, mais rendue au contexte des années 70 et aux espoirs chimériques d’une libérations des opprimés : le tribal-socialisme. Que cet alternative truquée soit aujourd’hui mise hors-jeu, c’est sans regret. Et que le djihadisme, l’autre leurre émancipateur, soit en perte de vitesse, c’est encore mieux. Mais de grâce n’ayons pas peur du vide, c’est dans ce moment-là, de vacance du pouvoir, et des idéologies qui vont avec, que l’Histoire redevient collective, d’une seule espèce humaine, et inventive, de toutes espèces d’utopies concrètes.

Post-Scriptum : On ne sauvera que deux extraits de ces écrits kadhasophistes, pour rire un peu jaune, mais en ayant aussi une pensée fraternel pour les insurgés convergeant vers Tripoli.
Celui-ci à propos du sport de masse : « Lorsque les masses comprendront  que le sport est une activité publique à laquelle il faut participer et non assister, elles envahiront les terrains et les stades pour les libérer et y pratiquer leurs jeux. »
Celui-là à propos du spectacle vivant : «Les peuples bédouins ne prêtent aucun intérêt au théâtre et aux spectacles. Ils n’ont que dérision pour les faux-semblants. De même, les Bédouins se soucient peu d’être spectateurs, ils préfèrent prendre part aux jeux et aux réjouissances. »
En bref, l’art de ne plus rester spectateurs… en deux leçons.

Pour faire circuler ce texte, le lien est ici même