8 décembre 2010
[Souviens-moi — (suite sans fin).]
De ne pas oublier que, revenant du collège, sur la ligne qui allait de la Porte de Vincennes au Pont de Neuilly, circulaient encore les anciennes rames du Métropolitain, en bois laqué amarante, dont les portes pouvaient s’ouvrir d’un seul doigt relevant le loquet, en plein milieu du tunnel, et créer ainsi entre deux stations un appel d’air tiède mais si bruyant qu’il couvrait mes cris de joie face aux visages renfermés des autres voyageurs.
De ne pas oublier que mourir ne prend qu’un «r» parce qu’on ne meurt qu’une fois, même si nourrir n’en prend que deux, alors qu’on devrait en avoir la bouche pleine de ce «r» à chaque repas.
De ne pas oublier que le garagiste qui m’a vendu puis réparé plus d’une quinzaine de mobylettes d’occasion – Peugeot, Ciao ou Motobécane –, tenait boutique non loin de la gare de l’Est, au numéro 9 de l’Impasse du désir, l’adresse la plus mnémotechnique qui soit en cas de panne.
De ne pas oublier que mes deux enfants ne connaîtront jamais ce monde où les phares de voiture scintillaient d’un jaune vif, de la même teinte que les anciennes lignes phosphorescentes ou les zébrures des passages piétons sur le macadam.
De ne pas oublier que, en 1942, l’opticien Lissac, tenant déjà boutique rue de Rivoli, avait su conjuguer esprit promotionnel et segmentation des clientèles en apposant sur sa façade une immense bannière ainsi libellée : Lissac n’est pas Isaac, même si j’ai perdu trace du magazine d’époque où figurait ce distinguo publicitaire.
De ne pas oublier que, depuis le 24 septembre 1963, faute d’avoir jamais connu l’heure exacte de ma naissance, ni pensé à le demander de son vivant à l’accouchée en personne, ni jamais vérifié sur la fiche d’Etat-civil en renouvelant ma carte d’identité, j’ai déçu les amateurs d’horoscope qui voulaient me calculer à la minute près, même si, pour donner le change zodiacal, une vieille blague inusable m’aide encore à changer de sujet : «Balance ascendant Fléau».
De ne pas oublier que, parmi les soiffards qui fréquentaient les mêmes bistrots que Guy Debord, au cours des années 60, l’un d’eux, futur écrivain de peu de postérité, m’a confié par la suite l’avoir alors secrètement baptisé : «Le Sacha Guitry de la Révolution».
De ne pas oublier que, après quinze ans de fidélité tabagique à la même marque de cigarettes mentholées, je ne m’étais toujours pas aperçu qu’en barrant les trois premières et les trois dernières lettres de Stuyvesant s’inscrivait en douce mon prénom, cette inscription cachée m’ayant été révélée sur le tard par une amie Italienne, travaillant dans un hôpital psychiatrique de la banlieue de Rome, elle qui voulait voir dans ce hasard objectif un signe parmi tant d’autres que l’inconscient ça existe, et moi qui, clope sur clope, n’en revenait toujours pas de cette coïncidence… ravi et stupéfait, aux anges et mal à l’aise, inspiré expiré.
De ne pas oublier que certains papillons épuisent les charmes d’une existense entière en un seul tour du cadran solaire.
De ne pas oublier qu’à l’âge de huit ans, face à une petite cousine d’à peine vingt-quatre mois, il semblerait que j’ai pointé du doigt le haut de son crâne, tout près de l’ancienne fontanelle, en posant cette drôle de question aux oracles familiaux : «Y’a déjà de la mémoire, là-dedans ?»
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