6 octobre 2012
[Souviens-moi — (suite sans fin)]
De ne pas oublier les circonstances de cette ultime balade avec ma mère, entre Belleville et Stalingrad, quelques mois avant sa mort: nous deux, bras dessus dessous au milieu d’un cortège réclamant la régularisation massive des migrants du travail, tandis que haussant le ton parmi la foule j’avais ajouté au rituel slogan – «Des papiers pour tous!» – une suite en forme de queue de poisson : «…ou plus de papiers du tout!», qui m’avait d’abord valu une moue de légère réprobation maternelle, puis sitôt le mot d’ordre repris alentour, une lueur de complicité malicieuse dans ses yeux.
De ne pas oublier qu’en France métropolitaine 51% des fumeurs sont aussi des chômeurs et que cette double addiction au tabac et à l’oisiveté condamne ces polytoxicomanes à une sorte de «cancer antisocial» aux yeux du reste de la population, activement sevrée.
De ne pas oublier que, l’an passé, au terme d’une répétition en plein air, après avoir enchaîné chants sacrés en latin et d’autres ritournelles profanes en français, notre chorale venait d’entonner le clou de son répertoire, un réarrangement du Upside Down de Diana Ross, quand un premier ver de terre, d’au moins quinze gélatineux centimètres, ému par tant de vibratos en sous-sol, émergea de la pelouse que nous piétinions a capella, bientôt imité par un tas d’autres lombrics, semant une panique générale jusqu’à extinction des voix.
De ne pas oublier que, à mi-chemin des années 1880, Friedrich Nietzsche s’est plu à valoriser en chaque vache un esprit supérieur de rumination, tandis que, outre-Atlantique, son disciple involontaire, le marchand de savon William Wrigley, s’apprêtait à lancer sur le marché parapharmaceutique sa gomme à mâcher, doublemint ou juicyfruit, étendant les vertus bovines de digestion spéculative à l’ensemble de l’espèce humaine.
De ne pas oublier que, à peine quitté des yeux les hautes verrières de l’ancienne SAMARITAINE, en redémarrant au feu vert, j’ai commencé à déplacer mentalement les lettrages géants du grand magasin désafecté pour y découvrir l’anagramme secret qui saurait me porter chance, mais que, en longeant le Père-Lachaise, j’hésitais toujours entre plusieurs combinaisons possibles, quoique abusives ou incomplètes, dont la plupart m’étaient déjà sortis de l’esprit en arrivant devant chez moi, à Montreuil, sauf ces deux messages d’assez mauvaise augure: RITA NE S’AIME PAS ou MARIE TES HAINES.
De ne pas oublier que cet ami bolivien, aux sangs entremêlés de filiation juive et amérindienne, aurait préféré, encore adolescent, n’avoir jamais eu à serrer la main au généreux donateur de son club de football junior, un certain Klaus Altmann, mais dans ce quartier bourgeois de La Paz on préférait ignorer que l’homme d’affaires à la retraite n’était autre que Klaus Barbie, adepte jamais repenti de la torture mise au service d’une philanthropie sélective.
De ne pas oublier que, lors du spectacle de fin d’année mettant en scène des jeunes souffrant d’invalidité moteur cérébral, le comédien censé traverser le plateau à tel ou tel moment clef en brandissant divers cartons où figurerait le résumé des scènes coupées au montage n’en avait fait qu’à sa tête, ici en retard, là hors sujet, mais que sans ces faux raccords j’aurais eu bien du mal à me remémorer quoi que ce soit de la pièce.
[La série des Souviens-moi ayant fait son
chemin par extraits sur ce Pense-bête,
on en retrouvera la somme remaniée et
augmentée dans un volume à paraître
aux éditions de l’Olivier en mars 2014.]
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