6 juin 2011
[Lectures en partage —
Louis-Ferdinand Céline…
sans complaisance ni paraphrase .]
« On peut rire de tout mais pas avec n’importe qui… » comme disait le franc-tireur irrécupéré Pierre Desproges. Pour ce qui concerne Céline, c’est presque pareil. On peut aimer la plupart de ses fictions, et ne pas vouloir partager cet intérêt en trop mauvaise compagnie, et surtout pas avec les idolâtres qui pensent que son maudit génie le dédouane de tout, ou pire encore, que le racisme militant de ses pamphlets n’a jamais été qu’une cerise sur la gâteau de son œuvre au noir, une écart de langage de sa volubile monstruosité. D’où l’envie de répondre à la commande de Télérama par un article, sans doute le dernier, en forme de mise au point… pour faire un ultime distinguo entre les ambivalences fécondes des romans céliniens et les ambiguïtés nauséabondes de certains de ses paraphraseurs.
Ci-dessous ma contribution à ce numéro hors-série paru début juin.
Céline mis à nu par
ses contradictions même
Les premières impressions de lecture sont des boussoles plus fiables qu’il n’y paraît. Comme tant d’autres, découvrant Voyage au bout de la nuit en fin d’adolescence, j’ai eu le sentiment d’aborder une langue outrepassant les clivages académiques entre l’oral et l’écrit, et surtout le sentiment d’être confronté à un roman d’une puissance subversive inédite, tant il mettait à bas les leurres justifiant l’ordre établi. Impression bientôt renforcée, avec le vrai-faux récit autobiographique Mort à crédit, qui s’en prenait au confinement mortifère de la cellule familiale pour mieux engager sa fiction dans une série d’écoles buissonnières, aux élans d’indiscipline contagieuse. Mais comment ne pas déchanter en apprenant que le même auteur avait aussi été un pamphlétaire antisémite déchaîné à partir de 1937, ayant collaboré, au moins par trois brûlots, à l’hallali xénophobe des années 40 ? Dès lors, face à un tel dilemme, ne resterait plus qu’à choisir son camp…
Pour les uns, Céline serait le critique acerbe des « massacres » patriotiques et des aliénations de la misère moderne. Pour les autres, il serait le porte-voix ordurier des pires « bagatelles » racistes. Il faudrait donc oublier l’un pour l’autre, sinon défendre l’un contre l’autre, puisque son oeuvre semble à jamais irréconciliable avec elle-même, non pas inachevée exprès comme celle d’un Rimbaud brisant sa plume pour tenter la «vraie vie […] ailleurs», quitte à devenir vendeur d’armes, mais écartelée entre deux périodes incompatibles, Céline ayant, après une paire d’ouvrages fulgurants, définitivement soumis son génie à des trocs idéologiques sans retour. La seule lecture de Guignol’s band, publié en 1944, suite à la série des pamphlets, démontre le contraire, tant l’esprit de cette saga londonienne renoue avec l’esprit réfractaire de Voyage : dynamitage des conventions syntaxiques et implosion des normes sociales par l’éloge d’une bohème cosmopolite. De même, sa trilogie allemande – D’un château l’autre, Nord et Rigodon – prouve une ultime fois que son versant narratif n’a rien perdu de sa force clinique et satirique. Ainsi, l’émergence du ressassement antijuif – et plus largement phobique envers tous les métissages au nom d’un racisme biologique – n’a pas résorbé l’esprit d’insoumission de son premier pavé dans la mare littéraire. Le chantre antisémite n’a donc pas succédé au romancier iconoclaste, ils ont coexisté, plus ou moins explicitement, du début à la fin, constituant à mesure une oeuvre ambivalente, agitée de remous politiques disparates et contradictoires.
De prime abord, la tentation est forte d’aller glaner parmi les déclarations de Céline quelque éclaircissement. En remontant au début des années 30, on aura l’illusion de trouver une réponse : l’auteur de Voyage s’affichant médecin des pauvres, issu d’un milieu modeste et de conviction anarchiste «jusqu’aux poils» et «depuis toujours». Et s’il paraît certain de rater le prix Goncourt, comme il l’écrit en novembre 1932 à une amie viennoise, c’est justement parce que son livre serait «trop anarchiste». Mais cette profession de foi récurrente, menée de front avec une affirmation exagérément plébéienne de ses origines, a d’abord une portée provocatrice. Face aux journalistes et aux notabilités du monde des Lettres, il ressent la nécessité de surjouer le trouble-fête canaille, sinon pour épater le bourgeois, du moins pour s’en distinguer radicalement. Plutôt que l’étendard libertaire en tant que tel, il brandit alors une sorte de signifiant épouvantail qui le démarque de toutes les écoles littéraires – y compris celles «populiste» ou «prolétarienne» du réalisme social – et des clivages idéologiques qui divisent alors l’intelligentsia en deux camps retranchés. Fort de cette place à part, il va s’efforcer de ménager ses nombreux admirateurs communistes – de Henri Barbusse à Elsa Triolet, ou même Léon Trotski –, sans s’aliéner ceux de l’autre bord – dont le polémiste d’Action Française Léon Daudet. Préservant au maximum l’image confuse d’un enragé pessimiste hors de tout engagement public partisan, il cultive sans mot dire le malentendu commode qui fera de lui jusqu’au Front Populaire un écrivain associé aux marges anarchisantes de la gauche.
Suite à la très décevante réception critique de Mort à crédit en 1936 – ressentie comme son plus cuisant échec –, Céline va bientôt sortir de sa réserve, avec la publication de Mea culpa, retour cinglant sur l’escroquerie sociale du soviétisme, puis l’année suivante de Bagatelles pour un massacre, le premier d’une série de trois pamphlets violemment racistes. Dès lors, ayant troqué son semblant de drapeau noir pour une autre bannière, celle de l’antisémite militant, il lui faut à tout prix justifier, en privé comme en public, cette mutation radicale. Dans sa correspondance se profile un nouveau discours censé légitimer sa violente intrusion sur le terrain idéologique. Céline se présente en franc-tireur d’une cause presque perdue, l’un des rares à avoir osé briser l’omerta des puissances «judéo-bolcheviques». Mais qu’on ne s’y trompe pas, loin d’être tabou à l’époque, la harangue contre les métèques en général, et les Juifs en particulier, était bien au contraire en voie de banalisation. Et ses brûlots, soi-disant publiés à contre-courant, ne manquaient hélas pas d’opportunisme.
Quant aux tracas professionnels dont il aurait fait le frais dans la banlieue rouge, il s’agissait d’une rupture logique, maintenant que le docteur Destouches hurlait avec les loups le mot d’ordre de la bourgeoisie défaitiste : «Plutôt Hitler que le Front Populaire». Et qu’il avait faite sienne la politique du pire des anti-conformistes de droite, ceux qui allait tenir le haut du pavé pendant quatre ans de Révolution nationale. Mais là encore, Céline a beau s’efforcer d’apparaître comme un électron libre, jaloux de son indépendance polémique et trop outrancier dans ses charges contre les «enjuivés» et le «masochisme aryen» pour être assimilé au ventre mou de la collaboration littéraire, cet écart tactique ne doit duper personne. Il fut pendant l’Occupation un des plus efficaces pousse-au-crime du régime en place, un compagnon de route certes turbulent, mais dont les excès de langage ont joué un rôle non négligeable, sa gouaille servant de caution populacière au Vichystes bon chic bon genre et son humour prêtant à ses appels au lynchage un ton farcesque déculpabilisant. En 1937, André Gide avait cru trouver à ses Bagatelles les circonstances atténuantes de la blague potache, sauf qu’à l’heure du pogrom industriel Céline était bel et bien devenu le bouffon attitré d’une xénophobie d’État. D’où la mauvaise foi jamais démentie de ses commentaires ayant trait à cette période – une double posture scandaliste et victimaire –, tentant de faire oublier qu’il fut alors tout l’inverse, polémiste à succès, choyé pour avoir rejoint le camp des persécuteurs.
Après le débarquement de juin 1944, vient le temps de la fuite à travers l’Allemagne, de la captivité au Danemark, du procès par contumace, de l’amnistie, puis du retour d’exil dans un pavillon de Meudon. Parallèlement, une troisième légende voit le jour, d’abord conçue en terme de plaidoyer judiciaire, puis reformulée de manière à sauver d’un éternel Purgatoire les anciens et prochains romans, à s’assurer de leur retour en grâce posthume. C’est la lutte acharnée des quinze dernières années de Céline, occupant la majeure partie de sa correspondance ainsi que ses contacts avec des journalistes, jusqu’au point culminant de l’auto-interview Entretiens avec le professeur Y en 1955. Et que découvre-t-on dans cette ultime défense et illustration de l’auteur par lui-même ? Pas l’ombre d’un repentir sur le fond – ses obsessions racistes à peine mises en sourdine –, mais la fable d’un pur « styliste », rétif à tout « messaaâââge ». Et pour avaliser ce mythe du poète maudit, incompris, exécré pour ses seules alchimies langagières, il lui a fallu entrer dans la peau d’un personnage d’emprunt : l’inspiré misanthrope, reclus dans sa demeure banlieusarde tels Diogène en son tonneau ou Robinson échoué sur quelque île déserte. Qu’on lui pardonne donc ses écarts de langage passés, juste un trouble d’humeur, puisqu’il n’a jamais eu souci que de sa « petite musique ». Et comment ne pas pardonner les errements d’un ombrageux prosateur survivant dans les décombres de sa tour d’ivoire ? Mais là encore, nul ne devrait s’y laisser prendre. En se donnant le beau rôle du simple « joueur de flûte », Céline met en avant son inventivité formelle pour mieux passer à la trappe ses écrits de propagande anti-juive, sauf que, ce faisant, il vide ses fictions d’une source d’imprégnation essentielle : les référents socioculturels et les points d’ancrage historiques qui ont servi à façonner ses transpositions imaginaires. Et à force de décontextualiser son œuvre pour en minorer la part inexcusable, Céline finit par revendiquer un verbe sans contenu et couper à la racine l’essence même de son énergie émotive.
Céline en anarchiste canaille, proscrit des arts et lettres; Céline en antisémite à ses risques et périls; Céline en bête à style, rattrapé par des malédictions idéologiques qui lui seraient étrangères. Au-delà du charme volubile de tout légendaire d’auteur, quelles leçons tirer de ces versions successives, endossées au gré des circonstances, en dépit de leurs omissions et incompatibilité flagrantes? Presque aucune, sinon le goût chez lui de l’attaque et de l’esquive, entre surenchère et martyrologie, convergeant vers une ultime pirouette en forme de déni poétique. Mais pour qui voudrait sonder les enjeux des ses ambivalences politiques, autant fuir pareilles fables justificatrices, s’en déprendre sans regret, prendre le large et revenir enfin aux textes eux-mêmes.
« Ça a commencé comme ça », le nœud des contradictions céliniennes, dès le premier chapitre du Voyage justement, place Clichy, tandis que le discussion fait rage entre deux « carabins », Arthur Ganate, partisan de « la Race française », et Bardamu, dont le scepticisme affiché se double d’une « prière vengeresse et sociale » contre l’esclavagisme moderne, cette « grande galère ». Sans que l’auteur ait besoin de prendre parti, on devine de quel côté penche l’énergie verbale et comique de la scène. Le conservatisme borné du patriote y est moqué et a contrario la charge assassine contre le «Roi misère» valorisée. À partir de ce constat, on aurait vite fait d’extrapoler l’évidente empathie libertaire de Céline, dont on trouvera aisément trace ailleurs. À ceci près qu’il se charge aussitôt de nous faire déchanter. En effet, l’étudiant «anarchiste», réagissant «du tac au tac», n’est qu’un fanfaron de comptoir. Face au premier défilé militaire venu, le voilà qui renie ses protestations rebelles pour s’enrôler volontaire, contrairement à l’autre étudiant, belliciste sur parole quoique plus prudent dans les faits. Au terme de ce chapitre, les deux opinions en présence avouent leur vanité rhétorique et leur inconséquence immédiate.
Tout un programme… ravalant les prétentions idéologiques, quelles qu’elles soient, à un jeu de dupes. D’où la règle d’or que Céline pose d’emblée : dans ses fictions, il mettra en scène des êtres de conviction, mais pour les soumettre à l’épreuve du réel et leur faire rendre gorge le plus souvent. En cela, il n’a jamais été indifférent au discours politique, il est même l’un des rares écrivains à s’en être à ce point imprégné pour planter tel décor, nourrir l’intériorité de tel personnage, satiriser telle situation mais en préservant son art romanesque des adhésions partisanes explicites. Du moins a-t-il tenu cette ligne de crête, ce fil du rasoir jusqu’aux pamphlets qui, à cet égard, ne sont pas une parenthèse accidentelle ou délirante, mais un parjure littéraire au cœur de l’œuvre, abolissant le principe même de sa distanciation narrative – si l’on ose emprunter ce terme, non sans en modifier le sens, à la dramaturgie brechtienne.
Reste que la scène d’ouverture du Voyage se comprend mieux en revenant à la source historique de sa transposition : « L’Union sacrée » des consciences des années 14-18, soldant l’échec des espérances pacifistes. Or cette période d’unanimisme chauvin, c’est justement celle où le soldat blessé et démobilisé Destouches va se confronter à la barbarie du monde, à ses injustice criantes, de l’hôpital militaire aux faubourgs londoniens, en passant par le bourbier colonial africain. Le regard critique du futur écrivain naît là, dans la meurtrissure de ces expériences, loin de l’étroit moralisme familial, ponctué toute son enfance durant par les vitupérations d’un père antisémite. Mais cette émancipation existentielle arrive à contretemps, alors que le glas des aspirations sociales de la Belle Époque a déjà sonné. Et si le premier roman de Céline porte la trace d’une authentique rage intérieure, il n’en est pas moins marqué par les stigmates d’un idéalisme trahi, ce champ du déshonneur politique. D’où le motif d’amertume qui traverse Voyage, Mort à crédit ou Guignol’s band, ressuscitant le fantôme d’une révolte invalidée par la Grande Guerre : un esprit anarchisant qui ne subsiste qu’en creux. Et d’où, plus largement, d’un roman l’autre, le malentendu que Céline a entretenu avec son époque, interposant entre son oeuvre et ses contemporains les survivances du débat d’idées d’avant 14 passé au crible de sa désillusion.
Ce décalage visionnaire porte le deuil d’une sensibilité libertaire tuée dans l’œuf, mais il a un autre point d’ancrage rétrospectif, enraciné dans les litanies conservatrices et xénophobes de son milieu d’origine. L’univers mental célinien est ainsi partagé entre des discours antagoniques issus des années 1900, anachronisme hybride qui va contribuer à brouiller les pistes. Certains ont d’ailleurs vu dans une telle ambiguïté initiale l’embryon d’un chimérique « anarchisme de droite » ou, pire encore, la matrice d’un « pré-fascisme » annonciateur des dérives racistes de Bagatelles. Il semble pourtant que ces polarités adverses – entre utopies défuntes et préjugés tenaces – n’ont pas joué le même rôle dans l’œuvre de Céline. Autant la harangue réactionnaire contre la décadence et le métissage parvient à s’autonomiser à partir de 1937, tarissant l’imaginaire romanesque au profit d’une écriture explicitement politique, autant l’anarchisme résiduel connaît, lui, un parcours inverse. Purgé de toute dimension idéologique, il n’a plus droit de cité que dans l’implicite de la fiction, en y intériorisant ses garde-fous anti-autoritaires et sa virulence critique. Depuis l’enfer du machinisme fordien de Voyage jusqu’aux enfants errants parmi les ruines du Troisième Reich de Rigodon, les rares indices d’un esprit réfractaire se distillent presque en secret, dans un écart de comportement, un propos rapporté ou la morale insoumise d’une situation. À chacun de pressentir ces faits et gestes subversifs, de les traquer entre les lignes, d’un bout à l’autre de l’œuvre romanesque, sans se laisser intimider par les éructations du narrateur qui, aux confins de la trilogie allemande, est redevenu un personnage parmi tant d’autres, juste la pitrale caricature d’un vieux con.
À propos de l’œuvre de Céline, quelques articles de mon cru,
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