5 janvier 2011
[Souviens-moi — (suite sans fin).]

De ne pas oublier que peu après le décès de mon grand-père, j’ai chapardé son rasoir électrique dans la salle de bain, puis, du haut de mes dix ans, branché l’inquiétant appareil, approché sa petite grille bourdonnante, effleuré mes joues imberbes et manqué choir du tabouret, face à l’armoire à glace de la salle de bain, au premier contact du métal, tétanisé par la terrible décharge qui menaçait, ce court-jus fatal qui allait me raidir sur place, avant d’arracher le fil de la prise et de ranger illico la relique dans sa trousse de toilette mortuaire.

De ne pas oublier ce dissident polonais de la première heure et cofondateur du KOR qui, mis sous les verrous en décembre 1981, au lendemain de la proclamation de l’État de siège par le général Jaruzelski, n’allait pas tarder à se faire bizuter en prison, dès l’arrivée d’un premier colis alimentaire pour Noël, aussitôt jalousé par ses compagnons de cellule, voyant d’un mauvais œil ce «sale Juif» déguster des oranges Jaffa envoyés par ses frères de race israéliens.

De ne pas oublier que, selon de récentes études neurologiques, les octogénaires passent en somme six ans de leur existence à rêver, et que cette suractivité nocturne, insinuant en chacun d’eux quantités de destins parallèles, n’est pas près d’être prise en compte dans le calcul du montant de leur retraite.

De ne pas oublier que la jeune femme qui m’a tendrement dépucelé avait dû faire exception à ses préférences homosexuelles, sans m’en rien confier avant, sans y rien changer après.

De ne pas oublier que, pendant le chantier d’aménagement d’une piste cyclable et d’un double couloir de bus sur le Boulevard Magenta, un panneau d’affichage municipal installé près du métro Barbès-Rochechouart avertissait les riverains de la Goutte d’or de la nature des travaux en cours : Création d’un espace civilisé.

De ne pas oublier que, du temps de l’ORTF, les comptes-rendus boursiers, en direct du Palais Brongniart, consistaient en une leçon de choses élémentaire : un maître d’école ajoutant à la craie des petits bâtons sur un tableau noir, puis les effaçant, tandis qu’une classe entière de jeunes cravatés se bousculait en levant la main pour être les premiers à répondre à la demande.

De ne pas oublier qu’il y a dix fois plus de bactéries dans notre organisme que de cellules humaines, ces corps étrangers se répartissant en deux types de populations : les nomades, préférant cheminer à la surface de la peau; les sédentarisés, préférant l’habitat troglodyte de la plaque dentaire ou les oasis du système digestif pour y jouir d’une flore intestinale.

De ne pas oublier que la première apparition publique d’un drapeau noir date de 1883 et qu’elle ne doit rien au pavillon corsaire, ni à quelque symbole satanique ou rituel de deuil, mais à l’obscur jupon brandi au bout d’un manche à balais par Louise Michel lors d’une marche de chômeurs, ce haillon de hasard étant censé contourner l’interdiction faite depuis la Commune d’agiter le moindre chiffon rouge.

De ne pas oublier que parmi mes brouillons de jeunesse, le tout premier roman que j’ai envoyé à un éditeur, sans succès d’ailleurs, s’intitulait L’amnésie domestique.

[La série des Souviens-moi ayant fait son
chemin par extraits sur ce Pense-bête,
on en retrouvera la somme remaniée et
augmentée dans un volume à paraître
aux éditions de l’Olivier en mars 2014.]

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