3 mars 2011
[Souviens-moi — (suite sans fin).]

De ne pas oublier qu’en faisant glisser mon visage de gauche à droite sur le vitre d’un photocopieur, entre deux cours de fac, j’ai réussi cette fois-là à ne plus me ressembler, ni face ni profil.

De ne pas oublier que, dans l’eau des robinets parisiens, de récentes analyses ont permis de trouver à dose infinitésimale plus de 70 molécules pharmaceutiques, dont en tête de liste, une trace irréductible d’anxiolytique.

De ne pas oublier qu’au 49 rue de Bretagne, en lieu et place de l’actuel supermarché Franprix, il y a eu un cinéma d’Art et d’Essai qui, fin 70, programmait quasi-exclusivement Les yeux de Laura Mars, un film dont l’affiche avait le don de me tétaniser, à tel point qu’il m’a fallu attendre trente ans pour louer le DVD et découvrir Faye Denaway en photographe victime d’hallucinations prémonitoires.

De ne pas oublier que, bien avant l’adolescence, mon fils aurait préféré être noir, et que l’impossibilité de pouvoir jamais changer de peau, du moins à tel point, l’a souvent frustré jusqu’aux larmes.

De ne pas oublier cet air de rap dans les haut-parleurs crachotants du Columbarium du Père-Lachaise, «Moi j’ai pas…», en mémoire de Juliette Lacarra, foudroyée à 17 ans par une méningite aiguë.

De ne pas oublier que mon frère aîné a arrêté de fumer du jour au lendemain, à l’âge où je me contentais de taxer une clope par-ci par là dans la cour du lycée, et que son acte de pure volonté m’a coupé le souffle, fait peur, presque révulsé, au point de m’en sentir à tout jamais incapable.

De ne pas oublier ce jeune peintre de rue qui, lassé d’être payé pour tracer le nom du président du Mali sur des services à thé, ou celui du candidat officiel à la mairie de Kayes, s’était mis à son propre compte, dessinant au pinceau un seul et même message personnel sur chaque petit verre incassable : «Sans la Capote Attention à Toi Sida tue l’amour»

De ne pas oublier que, non loin des studios montreuillois où Méliès s’était amusé, dès 1902, à balancer une fusée dans l’orbite droit de la face lunaire, le réalisateur Joachim Gatti a été visé en pleine gueule par un agent de la Brigade Anti-Criminalité puis éborgné par son tir de Flashball, le 11 juillet 2009, et que je ne sais trop quoi faire de ce rapprochement entre illusion d’optique et cinéma du réel.

De ne pas oublier que par deux fois ma défunte mère a bien failli brûler vive, prisonnière des flammes dans le cul-de-sac enfumé de notre cuisine, suites à un accident de friteuse, et que la scène repasse sous mes yeux chaque fois que je retombe sur l’expression : «Ne pas mettre de l’huile sur le feu».

De ne pas oublier que les chatons, à peine grandis et déjà coupés chez le vétérinaire, entrent alors dans le troisième âge d’une vie empâtée et somnolente, sans avoir jamais vécu d’existence intermédiaire.

De ne pas oublier ce professeur de grec ancien qui, prétendant que la mémoire n’est qu’un muscle, nous conseillait d’apprendre n’importe quoi par cœur, et même le bottin s’il fallait, en sus des dix lignes hebdomadaires de l’acte d’accusation de Socrate, alors plutôt l’annuaire tant qu’à faire, dont j’avais retenu un large extrait, la preuve  : «Dupond… Dupond… Dupond… Dupond… Dupond…» jusqu’à exclusion immédiate.

Pour faire circuler ce texte, le lien est ici même