28 mai 2011
[Portraits crachés — Suite sans fin.]
Comme le courrier est adressé à Monsieur H***, sans se poser de question, le père de Florian H*** commence à décacheter, déplier et découvre aussitôt qu’il y a erreur sur la personne – le seul prénom de son fils en haut à droite de la lettre et de nouveau Cher Florian virgule à la ligne, mais trop tard, maintenant que sa curiosité s’est mise en éveil, ça invite à y regarder de plus près… D’abord l’en-tête officiel du Collège Évariste Galois, puis l’intitulé majuscule convocation et ces deux mots, même détachés de leur contexte, qui font tache : Conseil de discipline, avec la date et l’heure en caractères gras.
À peine le temps de renfiler la feuille dans l’enveloppe, ni vu ni connu, et dring dring le premier concerné qui sonne à la porte parce qu’il a dû oublier ses clés, et encore si c’était que ça, en vadrouille le Florian depuis la veille milieu de matinée, malgré ses grands dieux jurés crachés, retour minuit pile c’est promis, sauf que non, personne à l’heure dite, et le reste de la nuit idem, parce que du haut de son mètre quatre-vingt-onze, ce fieffé bluffeur tire sur la corde et mène ses parents en bateau, sans qu’on sache jamais où il crèche ni avec qui que quoi ni sms, un peu à l’ouest sans perdre le nord, évaporé d’ici ou là, peu importe, du moment qu’il revient au bercail le jour d’après, la gueule enfarinée, avec de fausses excuses plein la bouche, et d’autres craques à volonté et très mauvaise haleine, lui qui vient tout juste de fêter ses quatorze balais et paumer son troisième portable dans la foulée, mais pas sa faute, non non, c’est à cause de Shamir, un pote qui se l’est fait confisquer par deux adultes en civil, à la sortie du bahut, des assermentés de la BAC, crânes rasés super louches il paraît, qui voulaient l’obliger à accuser son frère d’un racket bidon juste parce qu’ils sont jumeaux et que, d’accord, l’autre Shamsidine même s’il est pas blanc-blanc, depuis l’infractus de leur mère, ils ont grave des raisons de déjanter, faut comprendre.
Cette fois, le père aussi a ses raisons et l’occasion rêvée de signifier à son foutu rejeton et découcheur récidiviste que la coupe est pleine, juste une petite goutte de trop, et que ça déborde du vase, qu’il n’en peut plus de ses bobards à dormir dehors, ras le bol quoi ! Mais le fiston a déjà prévu la parade, le boniment adéquate. Et le voilà reparti, tête baissée, yeux fuyants, bouche traviole, pour un tour de piste, à réciter d’une voix morne sa petite leçon de cancre au grand cœur.
— Je sais p’pa, j’aurais dû vous rappeler, mais là c’était un cas limite, genre on était sortis tranquille en soirée, et Mona elle a déconné aux toilettes, ensuite fallait prendre un taxi vite fait, mais l’autre con a voulu qu’on descende à cause du sang sur sa banquette, même à l’hosto, ils ont flippé en la voyant, Mona super blême et sa grosse veine du bras qui pissait à mort, après je me suis endormi dans la salle d’attente, et ses parents toujours injoignables, à cause d’eux, j’allais pas la laisser rentrer toute seule, surtout qu’ils sont avocats d’affaires, leur fille, je sais pas moi, on dirait que c’est pas leur bizness, et en plus, comme ils savent que je suis un mec réglo, ils me laissent chaque fois gérer le problème…
— Et puis quoi encore, hein ? T’as rien trouvé de plus… ?!
— Si si, p’pa, je te promets, tu la connais Mona, tu sais bien que…
— Mélange pas tout, d’accord ! Même si sur ce coup-là… bon ben disons que je te crois, t’as quand même l’art de te foutre dans des merdes pas possibles. Et puis ça suffit quoi, c’est pas de ton âge des trucs pareils !
— N’empêche c’est ma copine, c’est obligé que, si elle a envie de se faire du mal, je sois super présent…
— Justement Florian, ça fait combien de temps que t’es pas allé en cours, hein ?
— Crise pas, c’est juste que des fois c’est pas trop possible d’être partout à la fois, alors si je dois m’occuper de Tariq et de Sofiane et de Léonore et même du fils du proviseur qui s’est fait gauler avec un tas de conneries dans les poche, hyper mal barré, là forcément c’est full time, donc je sèche à temps complet.
— Plusieurs jours, c’est ça !
— Bof, deux petites semaines…
Silence de part et d’autre, en attendant que le père encaisse le choc et remette la main sur l’enveloppe ouverte par erreur, son espèce de joker.
— Et ça c’est quoi, hein ?
— Aucune idée, montre voir…
Bref moment de répit avant que le ton ne monte d’un ultime cran et que, ayant tous deux épuisés les charmes de la guerre des nerfs, ça finisse par se régler à coups de poings, quatre cinq rounds presque à égalité, et au bout du compte à rebours : le père couché raide mort sur la moquette et le fils claquemuré en pension au trimestre suivant.
— Alors, conseil de discipline, t’es fier de toi ?
— Ouais, pas mal, ça va bientôt faire le sixième conseil en plénière, j’aime bien, tout le monde essaye d’être réglo, la classe. D’ailleurs y’a dix jours, j’ai même voté une exclusion définitive, à l’unanimité sauf deux parents d’élèves, un cas naze, total indéfendable. Sauf que ensuite, on se taille à minuit du collège, et le lendemain faut justifier le bordel, ça prend des plombes sinon c’est le souk dans le quartier.
— Attends, Florian, tu vas pas me dire que, toi, tu… ?!
— Si si, j’ai dû oublier de vous dire, c’est moi qu’on a élu en début d’année, un truc de ouf, je suis délégué des délégués.
— Et le proviseur, il en pense quoi de tes absences, tout ça ?
— Oh, c’est pas ça la priorité du point de vue de la vie scolaire, il m’a prévenu d’ailleurs, c’est sûr que l’année prochaine je serais pas admis à redoubler dans l’établissement, mais comme il a dit, c’est plutôt en tant que représentant de la communauté éducative, pour tout le relationnel avec les élèves, que je vais lui manquer.
— Florian, tu te rends compte de ce que tu es train de…?
— Ben ouais, p’pa, mais je crois surtout que t’as pas idée de comment ça se vit en vrai la mixité sociale à l’école…
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