27 octobre 2012
[Choses tues (suite sans fin) —
Légendes urbaines & rumeurs à la chaîne.]

L’homme et la femme, on aura beau les déclarer à parité légale, promettre le commerce équitable des salaires et des quotas moitité-moitié, n’empêche ce n’est pas une affaire de bons sentiments, qu’on le veuille ou non, la différence biologique demeure, même sans revenir au tout début de la genèse du truc, en plein jardin d’Éden, nul besoin d’être croyant pour y croire à cette pomme de discorde. Les scientifiques, eux, situent plutôt la chose en Ethiopie, depuis la découverte des ossements de Lucy, en tout cas ça prouve que le premier hominidé c’était sûrement une femme, malgré les hypothèses bibliques où c’est d’abord Adam puis Eve, mais personne ne saura jamais qui du mâle ou de sa femelle est arrivé avant, à cause des migrations et de la dérive des continents. Enfin peu importe, c’est juste pour dire que mec versus nana, ça provient pas forcément de la même espèce au départ. Suffit de remonter l’arbre généalogique, en supposant qu’on descend du singe, eh bienn prenez le cas des chimpanzés, génétiquement parlant,  ils sont pareils que nous à 98,5%, quasi humains quoi, alors que n’importe quel couple d’homo sapiens, entre les deux sexes, celui de Monsieur et celui de Madame, y’a beaucoup moins de points communs, 5% du génotype qui s’exclue mutuellement, donc ça fait trois fois plus de dissemblance, et peut-être que c’est mieux ainsi, chacun sa partie génitale et les hormones de son genre, comme si c’était deux races voisines, mais bien séparées. D’ailleurs le cerveau masculin, côté hémisphère droit, ça taille XXL, tandis que chez les filles c’est l’inverse, mais du coup paraît qu’elles ont une sensibilité nettement plus développée, sur le plan gustatif, affectif et auditif, d’ailleurs chez les guenons aussi, tandis que de l’autre côté, ce qui est dominant c’est le calcul mental, la conquête de l’espace et le rapport de force, comme quoi ont peut toujours rêver d’abolir les signes de discrimination, sexe faible sexe fort et toutes ces histoires de patriarcat, mais entre les idéaux et la réalité d’en bas y’a un tel fossé que ça servirait à rien de le nier, ou alors c’est  contre-nature.

***

À force de voir le mal partout, on dirait qu’ils savent plus quoi inventer, les barbus, sans caricaturer tous les mahométans dans le même sac, ça fait pitié pour eux. Par exemple en Égypte, la dernière fatwa qu’ils ont lancées contre les tomates, parce qu’une fois sur deux quand on les coupe en tranche, ça forme une croix au milieu, un peu élargie sur les bords, avec de la pulpe autour, et si la croix des Coptes se cache à l’intérieur, c’est exprès pour pourrir l’islam de l’intérieur, comme le ver dans le fruit ou le tænia dans les entrailles du porc. Et au Maroc pareil, l’été dernier, y’a d’autres barbus qui ont menacé de mort les pharmaciens de Casablanca pour qu’ils enlèvent fissa les croix vertes de leurs enseigne, sinon tant pis pour eux, Allah punira un par un ces docteurs de mauvaise foi. Et chez les Emirats du pétrole, on tranche déjà la main des voleurs, mais paraît que maintenant ce sera les deux bras si on surprend quelqu’un à la piscine en train de nager la brasse ou le papillon, sous prétexte que dans l’eau ça fait des signes de croix, comme le Christ sur la mer mort. À ce train-là, s’ils se mettent à faire la loi coranique chez nous, pour pas vexer les barbus, on devra bientôt interdire les grues sur les chantiers, les épouvantails dans les champs, les antennes de télévision, les tournevis cruciformes ou les grilles de mots croisés, et pourquoi pas les ailes d’avion tant qu’à charrier avec leur charia. D’ailleurs, c’est à se demander si ça n’a pas déjà commencé, leur croisade anti-croix, avec tous ces ronds-points qu’on a construits partout dans les banlieues, depuis que Ben Laden a fait son show à la télé. Bien sûr, quand t’es dans ta bagnole, tu vois pas le rapport, n’empêche que vu du ciel, avec Google Map, chaque carrefour, on dirait un crucifix posé par terre, alors pour empêcher qu’à l’œil nu les routes se croisent trop d’équerre, ils ont mis des gros ronds en plein centre, et ça, le symbole du zéro pointé ça vient des Arabes, bien avant qu’on aille les coloniser, du temps où la géométrie n’avait pas de secret pour eux, parce qu’à l’époque, c’est eux qui ont arrondi les angles et presque résolu la quadrature du cercle, avec leur nombre transcendant, Al-Qashida, qui ressemble beaucoup au π de Pythagore, mais justement ça n’explique pas pourquoi, le 11 septembre 2001, il ont voulu dézinguer des tours jumelles comme ça, en les percutant pile à angle droit, parce que a priori ils ont rien contre les lignes parallèles, juste contre le croisement des civilisations.

Ces deux rumeurs font suite à d’autres textes courts de la même sensibilité mythomaniaque et autoréalisante, une série entamée sur ce blog depuis plus d’un an. J’en ai regroupé l’essentiel dans un petit fichier pdf. qui évoluera au gré des ajouts ultérieur. Ça aurait pu s’intituler Parano, parfois si ou bien Micro-mytho-récits.  On a tranché pour Choses tues, dont le fichier est consultable ici même.


Une fois rassemblés en volume, ces légendes urbaines et autres délires en suspension dans l’air du temps, il fallait expliquer pourquoi ce matériau verbal, fruit d’une chaîne d’oralité collective & anonyme, peut enfanter sur le Net ou ailleurs, les plus délicieuses fantasmagories comme les pires suspicions. Et comment, en partant de cette ambivalence à l’état brut, inventive & monomaniaque, on peut détourner la part du confusionnisme pour en assumer la part vivace de pure fiction. C’est l’objet de la préface intégralement reproduite ci-dessous.

Légendes urbaines :
arts de la suspicion
ou mytho-fictions ?

La rumeur, ça naît pendant les cours de récréation, dès le b-a-ba élémentaire, entre petits curieux de choses de la vie, avec des fixettes scato, des bobards salaces et des plans sur la comète. C’est pas encore des «on-dits», ni du «ouï-dire», juste que, entre potes, on dirait que t’as le super-pouvoir de lire dans mes pensées, mais si je devine que tu m’as deviné, là c’est toi qui sera mort tout de suite. Ça se conjugue à toutes les sauces – conditionnel présent, futur trop proche, subjonctif dépassé –, ça pose des hypothèses provisoires, ça change les règles en cours de route, ça n’arrête pas de mourir, de ressusciter et vice versa. Sauf qu’à force de fréquenter des fantômes, de se persuader de leur existence, ça ne berne jamais vraiment personne, pure héroïque fantaisie. Faut pas se fier aux apparences, c’est très ambivalent, les mômes ; tout ce qui leur passe par la tête, ils y croient sans y croire. Candeur désarmante et scepticisme vantard, les deux ensemble, tous prêts à gober le moindre racontar et à objecter illico que c’était pipeau. À cet âge-là, on a le baratin facile, mentir et démentir, ça va de pair. Du coup, ça n’est jamais tranché : peut-être ben que oui, peut-être ben que non, indissociablement. Vraie-fausse naïveté, ça s’appelle. Et ce mouvement de balancier, mystifiant et démystifiant, ça remonte à la nuit des temps, c’est la dialectique originelle des mythes antédiluviens. Pas de fiction, sur la terre comme au ciel, sans ce double jeu puéril, entre adhésion et distanciation. Crédulité aveugle ? Mon œil ! Nulle littérature sans histoires à dormir debout, dupe et pas dupe à la fois, et aucun plaisir de lecture sans cette duplicité précoce
La rumeur, à ce stade infantile, ça fait pousser des ailes à l’imagination, mais avec derrière la tête un ange gardien qui sert de garde-fou. Bref, un saint esprit de contradiction. Ensuite, ça mue bizarrement au bahut, un vrai bouillon de culture, en sourdine, par grappes de filles & meutes de garçons, maintenant que la puberté les a pris en traître, avec des poils qui leur poussent de partout et des mensurations en plein boum. C’est l’heure du grand transit cérébral. Et peu importe la part d’élucubration, tant que ça cause de bouche à oreille, ça fait de l’effet, frissons d’effroi et rires nerveux garantis. Chacun y met du sien pour épater le voisin, semer la panique et crever de trouille à plusieurs. Prêter sa voix aux rumeurs, c’est pas que du vent, ça aide à aborder l’inavouable, les pulsions délicates qui foutraient trop la honte si on les affichait en solo, et d’autres sujets tabous qui font mal au bide rien que d’y penser. C’est promis juré craché : ce type qu’on a vu zoner dans les parages, c’est le portrait-robot du serial killer qui passe à la télé. Ça pimente les frustrations ordinaires, ça défoule envies & phobies sur un mode bien commode, impersonnel. Et une fois balancés à la cantonade, c’est comme une patate chaude, chacun refile sa boule d’angoisse au suivant, et plus moyen de dégonfler la baudruche. Elle s’enfle toute seule, avec son lot de préjugés lambda et de peurs paniques qui circulent en boucle via le babil bistrotier, les ondes radios ou les bornes wifi. Des légendes urbaines, ça s’appelle. Les ados en ont plein la tête, suffit d’ouvrir les vannes et les guillemets : Le ver solitaire c’est pas que pur porc, même le burger halal, c’en est plein d’asticots en tranches, sans parler des mygales planqués dans la souche des yuccas, ni des singes de laboratoire qui nous ont foutu le Sida, ni des drôles de chihuahua qui mordent pire que des rats, ni des bébés caïmans qui remontent des bouches d’égout, ni des buvards à l’acide pour emballer les Malabars…
Et l’on pourra toujours dire le contraire, vu que c’est celui qui le nie qui l’est, à ce genre de sophismes, y’a rien à répliquer, juste prendre le parti d’en jouir comme on ferait de n’importe quelle œuvre d’imagination. Fariboles vite éventées, c’est la preuve vivace que chaque génération produit ses contes & fabliaux, s’invente des scénarios d’épouvante ou des lubies fictives pour échapper au train-train quotidien. Sauf qu’en ces matières divagantes, ça peut aussi très mal tourner, comme en 1969 à Orléans. Cette rumeur-là, c’est un cas d’école, qui a fait couler beaucoup d’encre, depuis l’étude de terrain de l’anthropologue Edgar Morin. Repassons en revue les étapes du processus. D’abord quelques confidences entre lycéennes, à propos d’un commerçant qui se rince l’œil pendant que les clientes  essayent des sous-vêtements en cabine, puis le même soupçon colporté au sujet de plusieurs magasins de fringues. D’un simple bruissement pubertaire, vite ébruité auprès des parents, ça devient une affaire de proxénétisme aggravé visant des boutiquiers « pas de chez nous » qui auraient « piégé » de malheureuses adolescentes à coup de «piqûres hypnotiques» avant de les envoyer faire le tapin à l’étranger. Une fois relayée dans les beaux quartiers, cette prétendue « traite des blanches » tourne au lynchage verbal, non sans agrèger en cours de route un tas de vieux stéréotypes, lestés d’antisémitisme chrétien. Et là, attention au refoulé symbolique, pas besoin d’être Jeanne d’Arc pour entendre ce qui se trame dans cette vox populi : un appel à sauver d’innocentes pucelles du bûcher des libidos israélites. Sus aux vendeurs de «mini-jupes» et aux dépravateurs enjuivés ! Ainsi la fameuse rumeur d’Orléans achève-t-elle son dernier tour de piste, en appelant, à mots couverts, au pogrom.
On est loin des bruits de chiottes, secrets d’alcôves et messes basses juvéniles du mentir-vrai. Ici, plus de canular à prendre ou à laisser, désormais, ce qui remonte en surface, ce sont des remugles haineux, des discours ciblés. Finis les plaisirs équivoques de l’élucubration entre copains de classe. Sitôt relayé dans les sphères adultes, ça s’imprègne d’autres rapports de force, ça solde de très vieux comptes, ça hausse le ton d’une seule voix dénonciatrice pour traquer partout moutons noirs et boucs émissaires. Du coup, cette rumeur-là, maintenant qu’elle se prend au sérieux, qu’elle croit dur comme fer à sa croisade, ça n’invente plus des drôles d’histoires à dormir debout, ça pousse au crime, ça prépare des nuits de cristal, ça annonce les pires cauchemars éveillés. Avec en bruit de fond, la petite bête immonde qui monte qui monte, et ses leurres idéologiques.

Dans le même ordre d’idées noires, la «grande peur» millénariste ou les chasse aux sorcières, ça ne date pas d’hier. Il en va des récentes légendes urbaines, comme des ancestrales superstitions, elles ont leur part d’enfantillages inventifs, de douces rêveries mystiques, de fantasmagories sacrées, et leur face plus obscure qui véhicule des rancœurs dégueulasses et stigmatise toujours les mêmes : métèques, handicapés, mécréants, rouquins, filles-mères, pédés, nomades, pour mieux mettre en quarantaine ces éternels pestiférés. Et pourtant, c’est pas les légendes bibliques qui sont en cause, sinon ça voudrait dire qu’on tire un trait sur le fictionnel en sa Genèse, sur les premières traditions narratives, depuis les transes chamaniques jusqu’aux récits allégoriques de l’Ancien Testament. On a beau se contrefoutre de l’existence de Dieu – et se persuader selon Zarathoustra qu’il n’a pas fait long feu –, sans le corpus des textes religieux, sans son vivier de démons & merveilles, on n’aurait jamais pu ni su ni oser entamer un roman. Hors la ressource des mythes élémentaires, on n’aurait jamais connu les faux semblants de la prose depuis Rabelais, son art du trompe l’œil permanent, son goût de la transposition mythomaniaque.
Comme quoi, «l’opium du peuple», ça a du bon, des vertus oniriques, du moment qu’on garde son libre arbitre pour empêcher l’addiction. Mais bien sûr, ce n’est pas le cas des éternels fanatiques qui suivent les commandements des Ecritures millénaire au pied de la lettre et prennent pour argent comptant chacune de leur prophétie et révélation cryptées. Au nom de leur pieuse littéralité, ceux-là font un usage univoque de la rumeur à des fins prosélytes, stigmatisantes, homicides. Mais le plus curieux, c’est qu’ils ont fait des émules chez leurs frères ennemis mécréants, ces athées impénitents qui, en quête de vérités absolues croient à d’autres légendes… conspirationnistes. D’où ça leur vient ? Disons que depuis le Big Bang du rationalisme, la nature humaine a horreur du vide – ce ciel déserté par les ruines de la métaphysique –, alors elle rebouche partout les trous noirs, comble la moindre lacune avec des jointures logiques, cherche à mettre un point final sur chaque interrogation. Insatiablement suspicieuse, elle veut que chaque événement hasardeux fasse sens, que chaque énigme en suspens trouve un semblant d’explication, son Eureka définitif. Avec cette drôle d’idée derrière la tête : réduire nos zones d’ignorance à néant. Et si l’on pouvait soudain lever tous les malentendus, épuiser nos innombrables sujets d’anxiété. Et c’est là que ça dérape, chez ces faux prophètes scientistes, à force d’éradiquer la moindre zone d’opacité, ils se méfient autant du manque que du trop-plein d’information, ils y suspectent des pièces maîtresses soustraites au puzzle de leur enquête, des faces cachées, des tromperies. Et qui dit tromperie, dit manipulateurs à démasquer, rouages fantoches, intentions occultes, préméditations inavouables. Simple désir d’y voir un peu plus clair au départ, total délire de surinterprétation à l’arrivée. Et du coup, la réalité a du souci à se faire, jamais crédible ni plausible, dès qu’on postule des complots infernaux au revers de chaque phénomène, événement, catastrophe.
L’ère du soupçon, c’est le ressort totalitaire d’une large partie des rumeurs qui désormais prolifèrent ad nauseam sur le Net, véhiculés par les cagoulards du négationnisme – qui prétendent que nul n’a jamais gazé le moindre juif en Pologne, ni envoyé un avion de ligne sur le Pentagone, ni mis les pieds sur la lune –, mais aussi par des égarés notoires de la gauche critique, qui suspectent sur tous les écrans des messages subliminaux. Et tant pis si ces derniers n’ont pas saisi que l’esprit de subversion ne devrait pas frayer avec les sous-produits de l’aigreur messianique. Ils auront beau répéter, pour s’en persuader eux-mêmes, que les paranos ont toujours raison, vu que c’est un parano qui le dit, c’est le genre de prise de tête qui se mord la queue. Un vrai suicide intellectuel, comme on en observe parfois chez les plus venimeux des scorpions.

On l’a compris, parmi les légendes urbaines qui tiennent aujourd’hui le haut du pavé ou le bas de l’écran, y’a à boire et à manger, pouffer et déglutir, y’a des sornettes de cours récré et des credos plus inquiétants, des délires sans intention de nuire et des appels à la délation. Et c’est assez malaisé de distinguer entre le bon grain (de folie douce) et l’ivraie (monomaniaque), entre l’imagination en roue libre et la désinformation sélective, mais justement, quitte à leur faire un sort, à ces rumeurs variées ou avariées, j’ai préféré les recycler en vrac, toutes dans le même sac, sans exception a priori. En me disant que c’était le seul moyen à ma portée pour leur renvoyer la pareille, à ces légendes contemporaines, dans leur état le plus primitif, en lévitation fictionnelle. Suffit de les prendre à la légère, de déboulonner leurs idées fixes, de les faire dissoner en chœur, de surenchérir à leurs dépens, de les contraindre à douter d’elles-mêmes. Et quitte à désamorcer certaines intox de la pire espèce, autant se prendre au jeu et enfumer les enfumeurs, sans préférence ni connivence particulière, en toute incrédulité.


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