25 novembre 2011
[Souviens-moi — (suite sans fin).]
De ne pas oublier qu’à force de collectionner les maladies infantiles, et leurs appellations horriblement savantes – scabiose galeuse, tænia saginata, gastro-antérite, varicella zoster, porotidite ourlienne, exzéma atopique, staphylocoque doré –, j’ai longtemps craint le jour fatidique où, en ayant presque épuisé la liste, je n’aurais plus d’autre choix qu’entre la peste et le choléra.
De ne pas oublier qu’en avril 2007, les théologiens du Vatican ont aboli d’un trait de plume l’existence supposée des « Limbes », ces centres de rétention entre le Paradis et l’Enfer où croupissaient les âmes des nourrissons décédés avant d’avoir eu le temps d’être baptisés en bonne et due forme, tandis que sur terre, d’autres autorités morales multipliaient les mêmes limbes, censées maintenir en éternel transit les migrants sans papiers entre leur pays de damnation originelle et l’Eldorado occidental.
De ne pas oublier qu’à peine la conversation engagée, je m’étais demandé qui se cachait derrière ce visage familier, à moins qu’il ne s’agisse d’un ami d’ami de trop longue date, d’un presque proche dont le foutu prénom devrait bientôt me revenir, sinon d’un sale con perdu de vue à juste titre, sauf que faute d’avoir réussi à lever le malentendu, autant continuer à lui sourire béatement, en opinant du chef, avant de prétexter une pause clope dehors ou une envie pressante aux toilettes, pour m’en aller voir ailleurs qui je suis.
De ne pas oublier qu’à partir de 1943 mon père ayant fait circuler sous le manteau des tracts bilingues prônant la désertion des « kamaraden » de la Werhmacht, ces appels à la fraternisation révolutionnaire lui ont valu d’être pourchassé tant par la Milice pro-nazi que par la Résistance « anti-Boche », et que cette légende familiale a dû m’initier très tôt à l’inconfort du libre arbitre, entre le marteau et l’enclume.
De ne pas oublier que l’infime tache de naissance qui s’est développée jusqu’à ma puberté au revers de mon épaule droite, pour rembrunir bientôt toute l’omoplate et se couvrir d’un épais pelage noir, ne m’est apparue flagrante qu’à un âge où je n’avais plus aucune chance de croire aux traîtres métamorphoses d’un loup-garou dans mon dos.
De ne pas oublier que, Patrick, dépisté séropositif en 1988, puis sidéen deux ans plus tard, avec un taux de lymphocytes T4 en chute libre, condamné à une mort prochaine, et même imminente d’après le pionnier des protocoles expérimentaux, s’est tellement vu crever à brève échéance que, une fois son cas désespéré devenu stationnaire, il a préféré se brouiller avec le moindre de ses proches, fuir à l’étranger sans laisser d’adresse, bref disparaître de sa propre existence antérieure plutôt que supporter en ses amis les charitables charognards d’un décès annoncé de trop longue date.
De ne pas oublier que, ayant pris l’habitude d’emprunter discrètement les clefs de la cave pour aller écrire mes poèmes six pieds sous terre, le jeune collégien que j’étais s’affabulait à voix haute dans le dédale souterrain des histoires d’enlèvement crapuleux, en endossant alternativement le rôle du séquestré et celui du rançonneur sans foi ni loi.
[La série des Souviens-moi ayant fait son
chemin par extraits sur ce Pense-bête,
on en retrouvera la somme remaniée et
augmentée dans un volume à paraître
aux éditions de l’Olivier en mars 2014.]
Pour faire circuler ce texte, le lien est ici même