24 mars 2011
[Souviens-moi — (suite sans fin).]

De ne pas oublier que, du temps où la piazza Beaubourg fourmillait de cracheurs de feu, avaleurs de sabres et autres briseurs de chaînes, j’avais accepté de me grimper sur le torse nu d’un jeune bateleur étendu à même une litière de tessons de bouteille et promis d’y rester debout plus d’une minute trente, selon le compte à rebours du public alentour, sans savoir encore qui de moi ou du fakir sous mes pieds perdrait connaissance en premier.

De ne pas oublier que lors d’une étape au Temple de Louxor, le guide local était parvenu à convaincre son groupe de touristes, dont mes parents, mon frère et moi, de l’existence d’un passage souterrain ouvrant sur un tunnel de marbre rose de plusieurs kilomètres, creusé par une dynastie pharaonique jamais répertoriée nulle part lors d’une guerre de presque cent ans face à des envahisseurs d’un Empire demeuré inconnu, la huitième merveille du monde, d’après l’imposteur, bientôt démasqué à mon grand regret, puis congédié avant que notre voyage organisé ne reprenne son cours normal, face à d’autres ruines à livre ouvert.

De ne pas oublier ces deux élégantes des années 20 en train de s’embrasser, au début d’un téléfilm en noir et blanc, furtif baiser, ravivé en douce dans mon lit par une érection d’abord exaltante, puis douloureuse, sinon inutile maintenant qu’à l’approche de la puberté il ne me restait aucune chance d’être née différente, avec l’autre sexe entre mes doigts, pour goûter au charme profond de nous caresser tranquille, juste entre filles, sans ce foutu truc machin au milieu.

De ne pas oublier cette strophe de L’Internationale, si rarement reprise en chœur qu’on la croirait vouée aux poubelles de l’Histoire, là où j’ai dû m’entêter à la repêcher in extremis : « S’ils s’obstinent ces cannibales / à faire de nous des héros / ils sauront bientôt que nos balles / sont pour nos propres généraux ».

De ne pas oublier qu’en cours de sciences naturelles l’idée de «l’infiniment petit», entraperçu au microscope dans chaque pore de l’épiderme, m’a littéralement donné la chair de poule, alors que jusque-là, j’étais resté de marbre face aux immensités sans dieu du firmament nocturne.

De ne pas oublier que, sous le régime vichyste, les Juifs de tous âges étant cantonnés au seul dernier wagon du métropolitain, ma grand-mère institutrice avait pris l’habitude, en accompagnant sa classe au ciné-club, au zoo ou au musée, de faire monter l’ensemble de ses élèves en queue de rame, sans trier parmi eux les blouses pourvues d’étoiles jaunes ou pas.

De ne pas oublier qu’aux portes du collège, après avoir mis à terre mon rival, j’ai senti la pression monter tout autour et l’envie d’immobiliser son visage sur l’arête du trottoir, à quelques centimètres d’une crotte de chien, et puis en plein dedans, lui merdeux jusqu’à la racine des cheveux, moi aux confins d’un lynchage triomphal, mais si pressé, en cette heure de gloire contrariante, malgré les vivas à la ronde, de n’y plus repenser jamais.

De ne pas oublier que, à l’issue du printemps 68, le couple de souris mis en vitrine dans ma chambre peu après la chute conjointe de mes deux premières dents de lait, portaient des noms de code alors insaisissables – Anarté (mâle) & Liberchie (femelle) – dont l’inversion chimérique a mis longtemps à perdre son mystère.

De ne pas oublier que, faute d’avoir éteint le gaz sous la cocote avant de partir à la fac, le soir même, il ne restait de la ratatouille trop longtemps mijotée, qu’un ou deux millimètres de pellicule carbonique et une odeur qui mettrait six mois à s’estomper, soit l’exacte durée du bail précaire que mon frère m’avait proposé pour occuper son deux-pièces cuisine.

De ne pas oublier que selon sa nomenclature psychosomatique, mon père classait l’orgasme parmi les comportements réflexes involontaires, au même titre que le bâillement, le fou rire, les pleurs, l’éternuement, et que cette hypothèse avait beau me glacer le sang, je n’y pouvais rien rétorquer puisque c’était déjà prouvé chez la plupart des mammifères.

De ne pas oublier qu’avant d’entamer ce pense-bête remémoratif j’ai épuisé des dizaines d’années et de carnets à tenter de noter les choses au fur et à mesure, toutes tentatives demeurées sans suite.

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