19 janvier 2011
[Souviens-moi — (suite sans fin).]

De ne pas oublier que l’infirmière du service de réanimation chargée de raser la tête de ma mère après son infarctus m’avait bien prévenu : « Les images de l’enfance, avec un peu de patience, ça finira par lui revenir, mais tout ce qui touche à la mémoire immédiate, par exemple se souvenir de là où l’on vient de poser ses lunettes ou de qui est venu dîner la veille,  jamais. »

De ne pas oublier qu’Aleksandar, éditeur alternatif de Belgrade, las d’être enfermé dans les bornes étroites d’une Yougoslavie réduite à sa plus simple expression serbo-serbe, a fini par se payer un visa sans retour pour l’Italie, et qu’aux dernières nouvelles il y est devenu cuistot dans une pizzeria.

De ne pas oublier que l’envie de dérober le petit marteau brise-vitres qui trône aux extrémités de chaque wagon SNCF me revient de loin, de mes premiers voyages en train-auto-couchettes, mais que je n’y ai jamais cédé, faute d’en avoir ni l’audace ni l’outil approprié justement.

De ne pas oublier que, certains hivers, pour cacher la honte d’être obligé de me rendre au collège en après-ski, j’ai survécu au ridicule en prétendant que c’était «garanti peau de bébé phoque », et qu’une fois au lycée j’ai abusé du même stratagème pour devancer les moqueries à propos des manches trop courtes de mes blousons en affirmant du tac au tac qu’ils étaient « en peau de bébé skaï ».

De ne pas oublier que 47% des Britanniques croient que Sherlock Holmes a vraiment existé et que moitié moins des mêmes Anglais sont convaincus que Winston Churchill est un personnage de pure fiction.

De ne pas oublier qu’avant l’apparition des premiers digicodes aux portes des immeubles parisiens, tout un monde d’arrière-cours et des passages secrets s’offrait aux gamins de mon âge qui rentraient seuls de l’école, jouaient au ballon dans la rue, à cache-cache dans les masures abandonnées ou à la marelle sur le trottoir, et que, en l’espace d’une génération,  l’anxiété maladive des familles n’a fait que croître et renfermer les mômes au bercail, loin des rencontres hasardeuses ou des mauvaise fréquentations, chacun chez soi entre névroses consanguines et réseaux sociaux.

De ne pas oublier que, sur l’écran de mon premier ordinateur, un foutu Amstrad où j’ai passé cinq ans à frapper un mémoire de Doctorat , la typo apparaissait en vert presque fluo sur fond blanc, non plutôt noir, difficile de vérifier aujourd’hui, ce modèle n’étant plus compatible avec rien, à moins que je confonde avec le tableau de bord d’une cabine spatiale dans une série SF un peu ringarde, prophétisant le règne sans partage d’une malfaisante intelligence artificielle.

De ne pas oublier qu’à l’insu des petites idées qui nous trottent chaque jour dans la tête cent cinquante mille cheveux y poussent d’un centimètre par mois en hiver, et du double quand les beaux jours reviennent irriguer nos scalps d’une sueur fructifiante.

De ne pas oublier que le frère de la chanteuse Anne Sylvestre n’aura jamais pu se moquer des berceuses féministes de sa sœur cadette, puisque son engagement précoce dans les rangs de la LVF, ces supplétifs français de l’armada nazie, lui a coûté la vie au sortir de l’adolescence.

De ne pas oublier que derrière cette fenêtre éclairée d’un néon blafard, plusieurs silhouettes féminines s’activaient déjà sur leur machine à coudre, face au balcon de la chambre d’hôtel où je me réveillais en douceur, prêt à arpenter les trois rives d’Istanbul jusque tard dans la nuit, avant de rejoindre le lit refait à neuf, avec ses draps propres et les feux jamais éteints de l’atelier de confection qui veilleraient bientôt sur mon sommeil.

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