18 juillet 2012
[Souviens-moi (suite sans fin)]

De ne pas oublier que, si j’ai bien dû commencer par croire au Père Noël, il ne me reste rien de palpable ni d’intelligible de cet état d’ingénuité en bas âge, et que mon premier souvenir d’enfance tient à une supercherie ultérieure qui pourrait se résumer ainsi: ces quelques années où, pour ne pas décevoir mes parents, je les ai dupés en laissant croire que j’y croyais encore à ces cadeaux tombés du ciel et à leurs faux-semblants qui sentaient déjà le sapin.

De ne pas oublier que, depuis le renforcement du plan Vigipirate au cours des années 90, toutes les poubelles parisiennes ont été pourvues de sacs plastiques d’un vert non opaque où deux mots d’ordre s’inscrivaient en majuscule – VIGILANCE et PROPRETÉ – et que, cette mesure d’exception étant toujours en usage, elle bénéficie désormais aux glaneurs et chiffonniers qui peuvent deviner à l’œil nu de quel type de déchets regorge chaque poubelle, selon ces deux principes implicites: TRANSPARENCE et PAUVRETÉ.

De ne pas oublier que ma première invitation dans une bibliothèque municipale en tant qu’écrivain avait pour objet une table ronde consacrée au «désherbage» des rayonnages, soit la meilleure façon de libérer de l’espace parmi les étagères en se débarrassant des ouvrages les moins consultés, ce qui présageait du triste sort de la plupart des livres qu’il me viendrait à l’esprit d’ajouter inutilement à ma bibliographie.

De ne pas oublier que, trois ans après le massacre des émeutiers de la faim en Algérie, le Front Islamique de Salut était fatalement sorti vainqueur des élections législatives de 1991, mais que, ce parti ayant alors été interdit par la caste militaire au pouvoir, plusieurs centaines des cadres et dirigeants du FIS furent internés dans des camps de sûreté aux confins du Sahara, dont ceux de Reggane, Oued Namous et In M’guel, ce triangle de la mort où le gouvernement français avait secrètement entamé une série d’essais nucléaires à partir de 1960, léguant aux autorités suivantes une vaste zone irradiée qui trouverait trente ans plus tard son utilité concentrationnaire, de décontamination idéologique.

De ne pas oublier qu’au lendemain d’une cuite mémorable, suivie d’un total black out, on m’a rapporté que j’avais trinqué à la vodka avec l’aquarium qui trônait sur la table basse et que, peu de temps après, il m’a bien fallu constater que les deux poissons en eaux troubles s’étaient mal accommodés de ces toasts à près de 40 degrés d’alcool, au point de perdre l’ancienne pigmentation de leurs écailles, l’une rouge, l’autre noir, pour finir à l’état de friture translucide.

De ne pas oublier que, selon un ami peintre hongrois, le patronyme Szarközi provient de deux racines distinctes – Köz signifiant «qui provient de» et Szar «la boue» –, en lien  avec les zones marécageuses de la rive droite du Danube où se trouve le village de Sarkôz, ce nom originellement plutôt Rrom étant porté par ceux qui s’occupaient de l’approvisionnement du charbon en ces terres vaseuses, mais qui pouvaient s’ennoblir par l’adjonction d’un y, sans oublier qu’en ces anciennes terres de Hasbourg la tradition a longtemps voulu que certains Tziganes attachés aux domaines seigneuriaux aient l’autorisation d’emprunter le nom de leur maître.

De ne pas oublier que, faute de pouvoir retenir par cœur le prénom des cent quatre enfants de sa vaste progéniture, le plus fécond des princes héritiers d’Arabie Saoudite n’a qu’un seul recours fiable pour identifier chaque rejeton à coup sûr, lui demander laquelle des soixante dix-sept vierges ensemencées par sa majesté, ou rengrossées par erreur, est sa mère nourricière ?

De ne pas oublier que pour faire tenir ensemble, sur la même page de format A4, la liste des personnes mortes dans la rue au cours de 6 premiers mois de l’année 2011, ainsi que leur âge présumé et leur lieu de décès, soit 264 personnes en fin de droits, il faudrait écrire avec une police de caractère d’une taille inférieure à 3, ce qui ne donnerait rien de lisible sur le papier, puisque nos imprimantes à jet d’encre ne prennent pas en compte les signes typographiques d’un corps si infinitésimal, quasi nul.

De ne pas oublier que, au mitan de mon adolescence, j’ai souvent épié la déambulation crépusculaire d’un vagabond qui avait trouvé refuge dans un hôtel particulier à l’abandon, non loin de chez moi, et que ce visiteur du soir, dont la barbe d’ermite se confondait avec une longue capeline en fourrure sans doute synthétique, était toujours accompagné de trois chiens sans laisse ni collier, des bergers allemands si maigres qu’on auraient cru une meute de loups dont ce bon sauvage semblait faire partie, ni plus ni moins bête que ses semblables, illusion d’optique dont je trouverais plus tard l’explication dans un chapitre de L’Anti-Œdipe, où Gilles Deleuze reproche à Freud de ne pas savoir compter au-delà de trois – papa, maman & moi – pour déchiffrer hors des sentiers battus la psychose dudit «Homme aux loups».

[La série des Souviens-moi ayant fait son
chemin par extraits sur ce Pense-bête,
on en retrouvera la somme remaniée et
augmentée dans un volume à paraître
aux éditions de l’Olivier en mars 2014.]

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