16 octobre 2010
[Souviens-moi — (suite sans fin).]

De ne pas oublier que, faute d’avoir vérifié sur la convocation l’heure exacte de mon épreuve optionnelle de russe au Baccalauréat, j’ai passé mon tour au dernier rang d’une salle obscure du Quartier Latin à voir Jules et Jim.

De ne pas oublier que j’ai vécu mes vingt premières années à « l’entresol » d’un immeuble parisien aujourd’hui rayé de la carte.

De ne pas oublier que, contrairement aux apparences télévisuelles, le crime paye plus souvent qu’on ne le croie, 3 vols sur 5 demeurant à tout jamais inexpliqués.

De ne pas oublier que, pendant ces vacances passées à deux pas d’un zoo de campagne, ayant pris l’habitude d’accompagner le gardien dans sa tournée matinale pour changer l’eau et remplir les gamelles, j’ai cru bien faire en tendant quelques pattes de poules à travers les barreaux à l’ours brun qui n’en demandait pas tant, tout près d’atteindre ma main, de m’arracher le bras d’un seul coup de griffes, si l’on ne m’avait déjà fait basculer à la renverse et sauvé in extremis, du bon côté de la cage peut-être, mais furieux d’être le cul par terre par la faute de mon soi-disant bienfaiteur, tandis que le grand nounours en peluche, jusqu’à preuve du contraire, n’y était pour rien.

De ne pas oublier que, à force d’attendre Godot, aux confins des années 40, Beckett a hésité d’un brouillon à l’autre sur les patronymes des Juifs errants qui dépeuplaient sa pièce et préféré rebaptiser le « Lévy » originel sous un pseudo d’une extravagante banalité, Estragon.

De ne pas oublier que, chaque premier mercredi du mois, toutes sirènes hurlantes à midi pile, le peuple de France se remet d’une guerre qui n’aura pas lieu.

De ne pas oublier que l’électrophone de la jeune héroïne de Cria Cuervos était la réplique exacte de mon propre tourne-disque Teppaz et qu’en cet été 1976, à force d’écouter Porque te vas sur le même 45 tours, il me semblait habiter une sorte de chambre d’échos cinématographique.

De ne pas oublier que la police, au début des années 90, à la Goutte d’Or, ayant soudain changé de prétexte sécuritaire, s’était mise à traquer les vendeurs de maïs grillés, confisquant leurs braseros de fortune et les sacs de jute où ces dealers non-patentés stockaient leurs épis de contrebande.

De ne pas oublier que, parmi la clientèle fortunée de Jacques Lacan, certains snobs poussaient le transfert mimétique à un tel degré de ridicule qu’ils se faisaient tailler sur mesure, chez le couturier Arnys, les mêmes vestes à « col mao » que celles de leur maître étalon.

De ne pas oublier que j’ai dormi très longtemps en « chien de fusil » sans savoir de quel clebs acrobate il pouvait bien être question.

De ne pas oublier les sarcasmes de mon père quand je cherchais une bonne excuse à mes zéros pointés en dictée ou aux veillées funèbres précédant la récitation d’un poème devant la classe entière le lendemain matin – « parce que c’est pas de ma faute si j’ai aucune mémoire! »

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