15 janvier 2013
[Souviens-moi — (suite sans fin)]
De ne pas oublier cette jongleuse qui, pour joindre les deux bouts, faisait virevolter quelques quilles blanches au milieu d’un passage clouté de la Porte de Bagnolet, et offrait ainsi à la vingtaine d’automobilistes coincés au même feu rouge, chacun dans son habitacle, un rare moment d’existence partagé en état d’apesanteur.
De ne pas oublier que, à Phnom Penh, dans un lycée transformé par les Khmers rouges en prison secrète, la macabre Sécurité 21, rebaptisé musée Tuol Sleng pour servir de mémorial au génocide, le long de l’escalier qui menait, dès 1975, aux salles de torture, figurait ce mot d’ordre en majuscules bien françaises, rajouté à la main sur le mur par on ne sait qui, un bourreau ou une future victime: défendre d’asseoir.
De ne pas oublier que mon père, après un remariage tardif, m’a conçu à l’âge de 44 ans, âge fatidique que j’ai fini par atteindre à mon tour et qui devait coïncider avec les deux mois d’interminable hospitalisation précédant sa mort.
De ne pas oublier que depuis une dizaine d’année, passant quotidiennement devant le local de la Fédération Française des Artistes Prestidigitateurs, au 257 de la rue Saint-Martin, je n’ai jamais vu personne y entrer ni en sortir, les grilles de sa vitrine demeurant cadenassée à double tour, phénomène pour le moins paranormal si l’on croit le portail numérique de cette association prétendant que leur siège social est ouvert cinq jours sur sept et en pleine activité.
De ne pas oublier cette main glissée dans mon dos pendant que j’assistais, parmi la foule en rangs serrés sur la piazza Beaubourg, au numéro d’un cracheur de feu, cette main qui allait m’attendrir une fesse puis l’autre, s’immiscer au-delà de l’anus vers la rigidité naissante de ma verge de jeune puceau saisi d’une érection quasi réflexe, cette main donc qui, après un bref détour de tête et coup d’œil arrière, était celle d’un homme d’âge mûr, au visage impassiblement buriné, mais d’un doigté expert en ce détournement de mineur.
De ne pas oublier que, ayant déjà reçu une dizaine de coups de fil du même type – «Pourrais-je parler à votre responsable?» – sous prétexte de me vendre du matériel infographique, un crédit investissement ou des portes blindées, cette après-midi-là, au bureau, l’envie d’écourter la conversation m’a donné une idée, en matière de réponse définitive, aussitôt appliquée et sans rappel: «Désolé, ici, il n’y a que des irresponsables!»
De ne pas oublier que, dès avant sa majorité, ma mère a dû supporter une mèche blanche qui déparait sa chevelure de brunette resplendissante, et que je n’ai jamais pu la convaincre, vers sa cinquantaine, à l’heure où il ne lui restait déjà plus qu’une poignée de cheveux noirs au beau milieu d’un chignon de vieille dame, de tenter l’expérience, à ses yeux sacrilège, d’une teinture complète qui lui rendrait l’illusion jamais vécue d’une seconde jeunesse.
De ne pas oublier que, au lendemain d’une nuit blanche ayant viré au trou noir, il ne sert à rien d’élucider quelle gaffe lourdingue a bien pu vous échapper ou quelle mauvaise foi tonitruante a dû tourner à l’aigre, puisque la plupart des témoins de cette soûlographie tardive approchaient d’un coma aussi éthylique sur le moment, tous bientôt rattrapés par l’ardoise magique d’un réveil oublieux.
[La série des Souviens-moi ayant fait son
chemin par extraits sur ce Pense-bête,
on en retrouvera la somme remaniée et
augmentée dans un volume à paraître
aux éditions de l’Olivier en mars 2014.]
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