14 septembre 2012
[ Sainte-Nitouche, la fille ni bien ni mal —
Oratorio de Luis Naon, livret de Yves Pagès,
l’intégrale en CD, et extraits ici même.]
En 2002 Luis Naón m’avait proposé d’écrire le livret d’un oratorio pour un petit ensemble instrumental et la soliste mezzo-soprano Sylvia Marini (qui, hasard délicieux, n’était autre que la fille de Giovanna Marini, ethno-musicologue, chef de chœur et interprète de l’inoubliable Lamento per la morte di Pasolini). J’ai tenté ma chance en vers libre, à partir de ce prétexte scénographique : le monologue d’une effeuilleuse de Peep Show. Sainte-Nitouche, la fille ni bien ni mal, ça s’intitule. En contre-point la comédienne Agnès Sourdillon s’est chargée des didascalies sur bande-enregistrée et moi-même des petites annonces en voix-off. Ça s’est joué une poignée de fois lors de la création au Carré Monfort et à Nanterre, avant de reprendre une seconde vie (avec d’autres musiciens et une autre chanteuse) dans les sous-sols de l’Opéra de Buenos Aires, fin août 2011. Pour se faire une idée, il suffit d’aller mater la vidéo du spectacle, réalisée par Diego Pittaluga, ici ou là. Avec Agnès Sourdillon (alias Miss Didascalie) en ouverture rose-bonbon.
Aujourd’hui, dernière étape de l’aventure, un nouvel enregistrement sort en CD (avec l’ensemble Diagonal dirigé par Ruth Schereiner et la mezzo-soprano Sylvia Vadimova). Plus de détails sur le site du compositeur, ici même, ou chez le coproducteur La Muse en Circuit.
Au revers de la pochette du CD, on m’a demandé de résumer l’argument de la pièce, au plus court, ça donne ça :
«Le livret de Sainte-Nitouche est le fruit d’un défi paradoxal : habiter la parole d’un personnage féminin d’ordinaire cloîtré en un mutisme absolu, la strip-teaseuse de Peep-show. À cette diva irréelle, privée des cinq sens par une glace sans tain, il fallait redonner le patchwork d’une parole, tandis que les sept instrumentistes et la mezzo-soprano travailleraient de l’intérieur les flux & reflux de sa conscience. Programme iconoclaste, puisque de l’autre côté du miroir de la femme-objet, les lieux communs du spectacle érotique se brisent pour dévoiler d’abyssales ambivalences : dégoût et addiction, harcèlement et provocation. Côté partition, c’est une semblable subversion des codes qui est à l’œuvre, celle du répertoire de cabaret (valse, tango et blues) passé au crible d’une tortueuse mélancolie et d’autres fureurs rythmiques. Sans oublier le parasitage du chant lyrique par les jingles de la pornographie marchande : petites annonces roses et réseau de rencontre sur bandes pré-enregistrées. D’où, au final, cette boîte vocale composite, complexe, mais jamais inaccessible aux oreilles peu savantes, qui, renforcée par trois «satellites» solistiques, orchestre les cordes sensibles et vents contraires d’un désir au prise avec ses propres stéréotypes.»
Ci dessous, deux extraits pour entrer dans le vif de l’écoute.
La première «Complainte»
03 Peep Show 1
La litanie des «Petites Annonces»
04 Petites Annonces
Et dans la foulée, de larges extraits du texte,
accessible en entier sur ce simple déclic.
Miss Didascalie :
Moi, c’est Miss Didascalie. Je transite, transpose, transpire.
À ma gauche, les questions, à ma droite les réponses. J’expose, expire explicite… Bienvenue à Pigalle City, salle des passes perdues. Feinte Nitouche arrive, elle est là. Entre ses jambes, il y a l’ombre d’un doute…
À ma gauche, les preneurs de sons, à ma droite, le chœur des otages. Feinte-Nitouche a les deux sexes à ses trousses. En elle, tous deux polarités s’opposent, s’overdosent, s’osmosent…
À ma droite, le déni des uns, à ma gauche le dépit des autres…
Sous vitrine blindée, Feinte-Nitouche consent, conspue, confesse.
Les mateurs sans tain s’ameutent derrière le plexiglas.
Feinte-Nitouche :
Sur la scène du peep-show
tout me crève poupée muette
Je sue, je sais, je sens
whore…! whore…! whore…!
où va l’effort
des idées fixes dans mon dos
je vois, je bois, je crois
non oui encore
aux noms qu’on me prête
à leurs cris de bêtes
flûtés haut et fort
les mots placebo
qui pansent leurs corps
whore…! whore…! whore…!
I’am the whore in your mirror
Petites annonces :
Châtain, sportif, sang bleu /
si mal marié si seul /
cherche de petits seins /
rousse décommandée /
horizon quarantaine /
Maître-chien à mi-temps /
bikini plus ou moins /
cherche la proie pour l’ombre /
en vue photos sur pied /
sommeil et davantage /
Feinte Nitouche :
Castaño, deportivo, sangre azul /
tan mal casado tan solo /
busca pechitos /
pelirroja abstenerse /
cuarenta límite /
Miss Didascalie :
À ma gauche les mensurations de la femme placebo, à ma droite les droits et devoirs extra-conjugaux.
Nitouche suppute dans le noir. Sous les spots, elle a pleuré d’abord. Depuis elle s’effeuille les yeux bandés. Elle se déhanche par tranche d’un quart d’heure et puis ravale ses temps morts avec des speeds en cachets. Quand vient la pause, elle rêve de se quitter, d’un coup de rasoir au poignet. Quinze strips d’affilée, lordose, migraine, cheville foulée. À l’heure bleue des camés, quand le nez sniffe à la chaîne, elle se repoudre, elle a sa dose par terre, plus la peine d’oreiller.
Feinte-Nitouche :
Sur la scène du peep-show
j’ai envie d’être défaite
ils s’agrègent, m’assiègent, m’arpègent,
Bitch…! Bitch…! Bitch…!
moderato
et leur légende sous ma photo
feint la pute
me rend grâce, m’enchâsse, m’efface,
j’entends que l’on me traite
et puis «chut!»
qu’on s’entête à tête
si près du but.
Bitch…! Bitch…! Bitch…!
I’am the bitch you switch… on and off…
Sur la scène du peep-show
l’anonymâle m’analphabète
m’analyse, m’ânonne, m’anorexise
Sexe…! Sexe…! Sexe…!
sonne le glas
des glaces sans tain ni cortex
je songe, j’allonge, j’éponge
hors de moi
petites morts pinéales
giclées illico
entre phalangettes
cogite réflexe
Sex…! Sex…! Sex…!
Kleenex alea jacta sex
Miss Didascalie :
Feinte-Nitouche se donne en spectacle. Je la prédispose, préfigure, prédestine. Attention, elle ne s’enchante qu’à contrecœur… Feinte-Nitouche se fait miroiter de gauche à droite. Elle se prend pour les deux à la fois, prise mâle ou femelle…
Miss Didascalie s’étire, s’empire, se retire. Le prétexte n’a plus rien à dire. À toi Feinte-Nitouche. Dis-nous le chantage qui te fait chanter.
Feinte-Nitouche :
Enchantez
l’aphone
aux aboies
d’un mot de passe
qui résonne
du fond des os
Ébranlez-moi
radius cubitus
tout à la fois
rictus qui crisse aux confins du coccyx
déboîte l’omoplate gauche puis droite
lapsus abrupt qui bute sur l’occiput
m’empale vertébrale jusqu’à la moelle
hiatus ridicule qui m’annule mandibules
m’époumone le sternum d’un ultimatum
Moi l’infâme
Vous métronome
encore
no more
terminus
syllabus
motus
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