14 mars 2011
[Portraits crachés — Suite sans fin.]

Au dernier rang à gauche de l’orchestre symphonique, Léonore n’est jamais coiffée pareil, en strict chignon, mèches folles, queue de cheval, frange traviole, tresses bifrontales, coupe au bol, moumoute brushing ou natte ondulant sur l’épine dorsale, ça dépend des jours, et même d’une minute à l’autre, pendant la pause, crinière en bataille ou tirée à quatre épingle, méconnaissable chaque fois, pour éviter la routine en répétition, le profil fixe de l’emploi. Plutôt Harpie que harpiste, susurre-t-elle à l’oreille de son chéri du moment, aujourd’hui un second violon, avant-hier un hautbois. Et peu importe la hiérarchie entre pupitres, si ça lui plaît de s’initier à d’autres instruments, du clavier mal tempéré au tuba du moindre sous-fifre, l’un après l’autre épuisant auprès d’elle ses dons d’improvisations. Quant aux teintures intempestives de Léonore – auburn, puis châtain clair, puis noir d’ébène, puis blonde vénitienne, puis d’un pigment henné ou d’un vert carrément postiche –, certains ont cru y deviner un code couleur qui marquait ses brusques changements de partenaire, du côté des cordes, des bois, des cuivres ou des peaux à percussion. Mais sa récente boule à zéro a semé le trouble. Et depuis le dernier concert, l’Ensemble bruisse de rumeurs dissonantes.
Entre autres ragots, on suppute que ce look garçonne date de sa liaison avec la remplaçante de l’organiste. On insinue encore qu’il s’agit d’une tonsure préventive liée au traitement d’un cancer du sein ou de la tyroïde. Mais le soupçon le plus répandu, c’est que le chef d’orchestre a dû la répudier, et qu’elle se venge de cette disgrâce en faisant la forte tête. Hypothèse assez plausible, si l’on remonte à la source des on-dit, cette légende longtemps colportée par quelques amants éconduits. D’après eux, les frasques libertines de Léonore, ça n’a jamais été qu’un moyen commode pour le Maestro de connaître intimement ses musiciens, de ressentir leurs émois au plus près, de les stimuler en douce, bref de diriger sa troupe au doigt et à l’œil par l’entremise officieuse de sa maîtresse. Sauf que la situation en devenait intenable. Au lever de rideau, sur scène ou dans la fosse, c’est elle qu’on lorgnait de toutes parts, au lieu de se fier aux rictus et gestes du grand chef. Il y avait concurrence déloyale, deux centres d’intérêt au milieu d’un seul arc de cercle. Alors il l’a snobée, menacée, mis au pas, et à force de lui chercher des poux, elle a fini par se tondre, pour rentrer dans le rang. Sauf que non, fausse piste complète, pas un traître mot de vrai dans ces élucubrations.
S’ils savaient, ces piteux interprètes, que Léonore a déjà pris sa décision, couper court à sa carrière, ciao et basta. Plutôt crever que de faire vibrer encore et encore la même corde sensible, déguisée en princesse aux cheveux d’or, dans leur putain de théâtre à l’italienne. D’ailleurs, ça fait des semaines que chez elle, face au miroir en pied, elle s’apprête à changer : pantalon à carreaux écossais, yukulélé en bandoulière, visage poudré de blanc. Quant à son crâne glabre, c’est plus commode pour enfiler le bonnet de piscine. Ne lui reste plus qu’à se pincer un nez rouge, et ça lui fera une bille de clown irrésistible, l’été prochain, dans les rues piétonnes du grand Sud, histoire de rôder son petit solo et à votre bon cœur dans le chapeau.

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