12 décembre 2012
[Souviens-moi — (suite sans fin)]
De ne pas oublier que sur le tournage du film Germinal, les anciens mineurs au chômage, recrutés comme figurants pour faire masse et réincarner le prolétariat du XIXe siècle, n’étaient payés qu’à la moitié du tarif habituel, soit à peine le Smic, pour éviter, selon les vœux du maire de Valenciennes, M. Jean-Louis Borloo, que les assistés chroniques de ses services d’aide sociale ne prennent de trop mauvaises habitudes.
De ne pas oublier que le 24 septembre dernier, pendant la nuit où je me suis bien gardé de fêter, avec une année d’avance, mon cinquantième anniversaire, un sans-logis d’origine roumaine, Florian, est mort d’un arrêt cardiaque sur le trottoir, presque en contrebas de mes anciennes fenêtres, dans la rue où je suis né.
De ne pas oublier que, en matière de champignons hallucinogènes, selon la méthode infaillible de mon ex-camarade de lycée Laurent Massénat, une fois repéré son pied filiforme surmonté d’un chapeau ogival, il suffit de consommer sur place deux trois psilocybes d’affilée pour qu’ensuite, sous l’emprise d’une euphorie contagieuse, des dizaines d’autres vous apparaissent dans la prairie avoisinante, sans l’ombre d’un doute, presque les yeux fermés.
De ne pas oublier que, pour souhaiter bonne chance à quelqu’un par SMS, sitôt tapé les six lettres porte-bonheur MERDUM, le logiciel intégré de mon portable lui substitue le mot PERSIL, et que faute de savoir désactiver la correction automatique, je dois renvoyer un second message d’erratum.
De ne pas oublier que Jorge, futur déserteur de l’armée coloniale portugaise, sommé depuis son plus jeune âge par son père d’assister à la messe dominicale dans une bourgade où les bigots faisaient encore la loi, s’est évanoui à tant de reprises pendant l’homélie du prêtre qu’il doit à ces pertes de connaissance d’avoir été, à l’approche de l’adolescence, dispensé d’office religieux.
De ne pas oublier que sur la bande passante d’Internet, plus d’un tiers des documents téléchargés, depuis son domicile ou via l’écran du bureau, sont des mirages à caractère pornographique.
De ne pas oublier que dans un essai d’anthropologie datant des années 70, acheté d’occasion chez un bouquiniste, où était reproduit le témoignage de la doyenne d’une usine textile, près de Clermont-Ferrand – «Les cadres, ils nous traitent de feignantes, de vieilles sales, de chaussardes. Il y en a plein des ouvrières qui pleurent. Je ne sais pas si ça existe ailleurs des ouvrières qui pleurent.» –, la main anonyme d’une première lectrice avait répondu dans la marge : «si».
De ne pas oublier cet ami qui, ayant tour à tour été jongleur, projectionniste, cuistot, puis employé en librairie, n’a jamais osé assouvir sa passion précoce pour le dessin qu’en cachette, certaines nuits écourtées en sursaut, à la faveur d’un rêve à peine dissipé dont il essaye de saisir à la craie les contours sur une ardoise d’écolier où il lui faudra bientôt passer l’éponge, chaque ébauche insomniaque devant s’effacer pour laisser place à la suivante.
[La série des Souviens-moi ayant fait son
chemin par extraits sur ce Pense-bête,
on en retrouvera la somme remaniée et
augmentée dans un volume à paraître
aux éditions de l’Olivier en mars 2014.]
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