11 février 2013
[Souviens-moi  — (suite sans fin)]

De ne pas oublier qu’après les fêtes de fin d’année, alors que s’alignent sur les trottoirs tant d’arbres de Noël remballés sous des sacs en plastique dont la couleur dorée rappelle les couvertures de survie censées protéger les sdf par grands froids, j’en viendrais presque à me demander si, à l’heure des soldes monstres en vitrine, ces housses abritent bien des sapins et non des morts debout, givrés sur place à notre insu.

De ne pas oublier que l’une de mes premières amours, Deborah, une étudiante native d’argentine, précocement diagnostiquée «hyperactive» par son propre père, chercheur en pharmacologie, fut soumise dès l’âge de six ans au protocole d’essai d’une nouvelle molécule baptisée Ritaline, avant de s’auto-administrer vingt ans plus tard d’autres produits de substitution : cocaïne, acides, ecstasy, héroïne ou crack.

De ne pas oublier qu’en France 86% des filles de moins de 6 ans ont déjà une identité numérique sur les réseaux sociaux d’Internet, tandis qu’au Mali la même proportion d’enfants du sexe féminin n’a jamais été scolarisée nulle part.

De ne pas oublier que, ayant porté au lendemain de sa mort la montre qui n’avait jamais quitté le poignet de mon père depuis les années 60, j’en ai d’abord changé la pile, puis le verre brisé accidentellement, puis l’une des deux aiguilles, puis le cadran entier hors d’usage et enfin son bracelet extensible en acier dépoli contre un presque identique, mais d’un métal hélas flambant neuf, trop brillant pour contrefaire illusion.

De ne pas oublier que, à l’instar du mystérieux pyromane qui défrayait la chronique en cet hiver 1974, en brûlant par dizaines des Citroën Mehari – cette sorte de mini-jeep décapotable dont la carrosserie en tôle ondulée, jaune citron ou orange vif, ressemblait à un jouet grandeur nature –, j’ai pu constater par moi-même, devant celle qui était garée dans ma rue, qu’une fois ôté le bouchon du réservoir d’essence, ce serait presque un jeu d’enfant d’y glisser la torche enflammée faite d’une liasse de prospectus, sans vraiment oser passer à l’acte ce soir-là, mais avec un soupçon de regret face à l’épave calcinée le lendemain matin.

De ne pas oublier que, dans chaque aéroport, pour les citoyens souhaitant voter hors période électorale, il est possible d’exprimer, même par inadvertance, son désaccord avec les règles biométriques en vigueur, en laissant traîner dans sa poche ou son sac quelque objet figurant sur la liste des armes de sixième catégorie – cutter, paire de ciseaux, tournevis, coupe-ongle, etc. – et, après un ultime contrôle d’identité, le glisser dans l’urne transparente prévue à cet effet.

De ne pas oublier ce camp de réfugiés tibétains, au Népal, et sa meute d’enfants, à peine plus jeunes que moi, dont les bras tendaient, à travers une trame de fils barbelés, des bouts de papiers où devaient figurer leur nom, tandis qu’un garde-chiourme les faisait reculer avec un martinet à longues lanières.

De ne pas oublier que, plusieurs mois après l’annonce de son décès dans la presse, le critique de cinéma Michel Boujut, dont je n’ai jamais fréquenté que les livres et les interviews, m’a fait parvenir, via le réseau LindkedIn, ce message posthume : Michel Boujut has indicated you are a friend, connect with him and see what he’s up to, sans retour à l’envoyeur possible.

[La série des Souviens-moi ayant fait son
chemin par extraits sur ce Pense-bête,
on en retrouvera la somme remaniée et

augmentée dans un volume à paraître
aux éditions de l’Olivier en mars 2014.]

La plupart des remembrances fragmentaires de ce recueil m’ayant traversé l’esprit pendant que je cheminais en scooter, j’ai cherché un moyen visuel de rendre hommage à leurs errances mentales. Une sorte de walk in progress mnémotechnique, sur mon deux roues à moteur.
Je vous livre les 25 premières étapes de ce photo-récit. Tout se passe comme si le motif de départ, «SOUVIENS-MOI», se modifiait à mesure, selon l’interface d’un paysage intérieur/extérieur. À force de perdre ses lettres en route, de décroître à vue d’œil, ce faux-titre se démultiplie au gré d’infimes écarts mémoriels.


[Pour les amateurs de diaporama,
on verra défiler ces même images
à vitesse lente dans ce coin-là.]

[Pour décliner la chose selon le même esprit,
on ira jeter un œil sur le blog Main Tenant.]

Pour faire circuler ce texte, le lien est ici même