11 février 2011
[Souviens-moi — (suite sans fin).]
De ne pas oublier que je n’ai jamais osé dire à ma mère, de son vivant, que mon frère et moi l’avions déjà surprise en train de fumer à la fenêtre de la cuisine ou dans les toilettes et qu’il était donc inutile de maintenir auprès de nous, avec force déodorant et pastille de menthe, les faux-semblants d’un secret depuis si longtemps éventé.
De ne pas oublier que lors d’un récent Salon du Livre à Alger, parmi les titres censurés d’office par les contrôleurs chargés de filtrer à l’aide de mots-clefs les publications occidentales d’importation, figurait en bonne place La Bible du P.C., un manuel d’informatique grand public soupçonné de prosélytisme évangélique ou communiste, ou pire encore, les deux à la fois.
De ne pas oublier qu’en ville, à chaque carrefour, les feux ont beau être synchronisés, il faut compter 3 secondes entre le passage au rouge d’une rue et la mise au vert de l’axe opposée, ce bref moment d’incertitude, sans couleur fixe, offrant à chacun la tentation de passer outre ce temps mort accidentel.
De ne pas oublier que, la première fois où j’ai entendu parler à la radio d’un téléphone sans fil, vraiment aucun fil, les cheveux à peine rincé sous la faible pression de la douche, à cause du tuyau flexible qui fuyait à plusieurs endroits, j’ai trouvé cela tout bêtement inimaginable, pire qu’un cosmonaute sans cordon ombilical.
De ne pas oublier que, faute d’avoir pris assez de recul en poussant l’escarpolette où mon frère était assis, j’ai reçu de plein fouet le retour du balancier, saigné abondamment, avant de m’apercevoir que six dents manquaient à l’appel – quatre en haut, deux en bas –, dont le remplacement ne pourrait s’accélérer qu’à une seule condition, avaler cul sec un grand verre de lait grenadine matin, midi et soir, jusqu’à la date de mon prochain anniversaire, celui de sept ou huit ans, l’âge des sourires écorchés vifs et des remèdes pires que le mal.
De ne pas oublier qu’il y a une quinzaine d’année, avec son sens défiguré de l’humour, la publicité a même essayé de nous faire croire que les bombes aérosols « préservent » la couche d’ozone, ce qui anticipait sur le concept promotionnel dudit « développement durable ».
De ne pas oublier que, toute mon enfance durant, sitôt croisée la doyenne de l’immeuble gravissant à grand peine l’escalier qui, cinq étages plus haut, déboucherait sur sa chambre de bonne, je lui demandais : «Comment va, Madame Ferdinand ?» ; et qu’invariablement elle murmurait : «Tout doux, tout doux…»
De ne pas oublier que les cambrioleurs ayant pénétré par effraction, un dimanche soir, chez ma bouchère Halal préférée, n’ayant rien trouvé à dépendre aux crochets de la chambre froide, ni le moindre billet à prendre dans la caisse, sont repartis avec pour tout butin les caméras de contrôle de l’ancien système d’alarme, toutes deux hors d’usage depuis des lustres.
De ne pas oublier que plusieurs années après sa mort, ma grand-mère continuait de recevoir un abondant courrier d’associations caritatives la suppliant de donner son obole aux victimes des mines antipersonnel, aux orphelins de la police, aux sans-logis d’Emmaüs, aux sidéens d’Afrique noire, aux chiens d’aveugles, aux femmes vitriolées de l’Inde du sud, aux clowns hospitaliers… et que rien, pas même le retour à l’envoyeur des enveloppes avec mention spéciale du facteur – DCD – ne semblait en mesure d’interrompre ce malentendu humanitaire.
De ne pas oublier qu’en décembre 1940, peu avant la visite du Maréchal Pétain à Marseille, tout ce que la ville comptait de réfugiés suspects, surréalistes louches et opposants éventuels avaient été mis en quarantaine sur un bateau mouillant au large du vieux port, et parmi eux un certain Victor Serge qui, questionné sur ses «origines juives» par le policier contrôlant ses papiers, avait froidement répondu au fonctionnaire zélé : «Monsieur, je n’ai pas cet honneur !».
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